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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre III - Section II

par Victor de Beauvillé

Section II

Hilduin IV

Usurpation du comté de Montdidier par Raoul de Crépy

Opinion des auteurs à cet égard

Portrait de Raoul de Crépy

Ses alliances

Son excommunication

Il meurt à Montdidier

Simon son fils fait transporter son corps à Crépy

Cérémonie de l'exhumation

Simon embrasse la vie religieuse, se rend en Italie, et meurt à Rome

 

Hilduin IV succéda à son père. Il épousa Alix, fille et héritière du comte de Roucy, dont il prit le nom, après avoir été dépouillé du comté de Montdidier par Raoul de Crépy. Quelques recherches que j'aie faites, il m'a été impossible de découvrir à quelle époque la ville de Montdidier cessa d'appartenir à ses propres comtes ; c'est cependant un point historique sur lequel il serait essentiel d'être fixé ; malheureusement les auteurs gardent le silence le plus absolu à ce sujet.

La généalogie des comtes de Montdidier étant présentée de différentes manières par les auteurs, l'impartialité nous fait un devoir de mettre sous les yeux du lecteur les principaux systèmes qui se sont produits à cet égard. Dans son Histoire de l'état de la ville d'Amiens, du Cange a consacré quelques lignes aux seigneurs de Montdidier. Il suppose que le comté aurait été usurpé par Hugues Capet après la mort d'Hilduin, et restitué à Eudes, son petit-fils, par Henri Ier en 1061. Du Cange ne dit pas de quel Hilduin il entend parler ; mais ce doit être nécessairement d'Hilduin II, puisque Hilduin Ier était mort dès le temps de Hugues-le-Grand, père de Hugues Capet, ainsi que le prouve la charte de 1060-1. Au reste, ce n'est qu'une supposition que fait du Cange ; il n'affirme pas, il dit : Il est probable. La charte de 1060, sur laquelle il se fonde, parle bien de la restitution faite à Manassès et à Eudes de la terre de Cambis, mais il n'y est nullement question du comté de Montdidier, pas plus que de l'usurpation commise par Hugues Capet après la mort d'Hilduin.

Suivant le même auteur, ce serait Manassès, comte de Dammartin-en‑Goelle, second fils d'Hilduin II et père d'Eudes, qui aurait hérité, en 1030, du comté de Montdidier, devenu dès lors le partage de la branche cadette ; c'est aussi le sentiment de Blondel, auteur de la généalogie de Roucy. En parlant d'Hilduin III, il ne lui donne que le titre de comte d'Arcis et de Rameru. Moret de la Fayolle, autre historien de la famille de Roucy, donne au contraire à Hilduin III le titre de comte de Montdidier ; on voit combien les auteurs diffèrent sur cette question.

Du Cange, supposant, ainsi que nous venons de le dire, que le comté, de Montdidier est devenu le partage de la branche cadette, le fait passer entre les mains d'Eudes, fils de Manassès, qui succéda à son père dans les comtés de Montdidier et de Dammartin. Eudes laissa une fille nommée Rothaïs, mariée à Hugues, seigneur de Bulles ; ce serait après la mort de ce Hugues que Raoul de Crépy aurait usurpé sur sa veuve le comté de Montdidier.

Les auteurs de l'Art de vérifier les dates, t. II p. 701, ont suivi sur ce point le sentiment de du Cange ; en parlant des entreprises de Raoul, voici ce qu'ils disent : « Une de ces usurpations, et peut-être la plus criante, fut celle qu'il fit de Montdidier sur Rothaïs sa cousine, fille et héritière d'Eudes, dernier comte de cette ville, et veuve de Hugues, seigneur de Bulles. »

Au sujet de cette usurpation, du Cange se livre à une conjecture : il pense que Raoul faisait valoir, pour légitimer sa prise de possession, des droits de succession qu'il tenait du chef de sa mère, fille d'Hilduin IV, comte de Roucy, petite-nièce du comte Manassès, et conséquemment cousine d'Eudes, comte de Montdidier. C'est se donner bien de la peine pour justifier une usurpation criante, comme disent les Bénédictins. Raoul n'était pas si scrupuleux, et se souciait fort peu d'avoir des droits sur une place ; il suffisait qu'elle lui convînt pour qu'il s'en emparât : « Il y a de nos jours, » dit Guibert de Nogent, « plusieurs personnes qui ont vu le comte Raoul ; elles peuvent dire à quel degré il avait élevé sa puissance, quelle autorité il s'était acquise, et de quel despotisme il usait. Trouvait-il un château à sa convenance, il l'assiégeait. Place attaquée, place prise ; tant était grande son habileté dans l'art des siéges ; de toutes les places qu'il prenait, il n'en rendait aucune. Sa naissance lui donnait un rang distingué parmi les plus grands seigneurs du royaume. »

Du Cange invoque la charte de Philippe Ier de 1060-1, pour prouver que dès cette année Eudes, fils de Manassès, était comte de Montdidier. Cette charte ne dit rien de semblable ; elle se borne à donner à Eudes le titre de comte, sans ajouter qu'il fût comte de notre ville ; ce titre se rapportait au comté de Dammartin, dont il était possesseur : ce ne serait qu'après la mort de cet Eudes, postérieurement par conséquent à 1060, que, suivant du Cange et les Bénédictins, Raoul de Crépy se serait emparé de Montdidier sur Rothaïs sa cousine ; cela n'est pas possible. L'histoire contredit positivement la date à laquelle du Cange et les Bénédictins placent cette agression. Orderic Vital rapporte qu'en 1054, Raoul, comte de Montdidier, se trouva à la bataille de Mortemer en Normandie avec le roi Henri, et que lui et Eudes, frère du roi, prirent la fuite. Comment soutenir, en présence de termes aussi formels, qu'Eudes aurait encore été comte de Montdidier en 1060, et que ce serait seulement sa fille qui aurait été plus tard victime de l'ambition effrénée de Raoul de Crépy ? M. le Prévost, dans l'édition qu'il a donnée d'Orderic Vital, partage le sentiment de du Cange et des Bénédictins relativement à l'usurpation commise par Raoul au préjudice de Rothaïs ; mais il va beaucoup plus loin, et prétend, contrairement à tous les auteurs et à tons les monuments du passé, que Raoul de Crépy n'a jamais porté le titre de comte de Montdidier. La fureur d'innover fait tomber dans l'exagération, et M. le Prévost est en contradiction formelle avec Orderic Vital, dont il se fait l'éditeur. Voici ce que dit ce dernier : Rex Henricus unam phalangem in Ebroicencem diocesim ut usque ad Sequanam omnia devastaret introduxit, aliam Odoni fratri et Rainoldo de Claromonte et duobus consulibus Radulpho de Montedesiderii, atque Wuidoni de Pontivo commendavit, ut per vada Eptœ Neustriam cito introirent.

Nous avons cité précédemment le passage de l'Art de vérifier les dates concernant Rothaïs, fille et héritière d'Eudes ; il est parfaitement conforme à l'opinion de du Cange. Mais les Bénédictins sont, sur ce point important, en désaccord avec eux-mêmes, et à l'article des comtes de Roucy, t. III, p. 738, on lit : « 1033. Hilduin, comte de Montdidier, IVe du nom, seigneur de Rameru, d'Arcis et de Breteuil, succéda du chef d'Alix ou Adélaïde sa femme, fille aînée d'Èbles, dans le comté de Roucy, à l'archevêque Èbles son beau-père. — 1063. Èbles II, successeur d'Hilduin son père dans les comtés de Roucy et de Montdidier, mort en 1104. »

Il y a là une confusion évidente. A l'article des comtes de Valois, les Bénédictins disent que Raoul s'empara de Montdidier sur Rothaïs, fille d'Eudes, et au chapitre des comtes de Roucy, ils parlent d'Èbles comme du successeur d'Hilduin au comté de Montdidier. On ne peut supposer qu'Èbles soit le même qu'Eudes, puisque ce dernier était fils de Manassès, tandis qu'Èbles était fils d'Hilduin. A l'époque où les Bénédictins donnent à Eudes le titre de comte de Montdidier (1063), ce comté n'appartenait plus à sa famille, le témoignage d'Orderic Vital est positif. Si l'assertion des doctes religieux est inexacte, on ne saurait avancer avec plus de raison que notre ville a été le partage de la branche cadette d'Hilduin II, et que la violence en aurait dépouillé Rothaïs. Cette assertion, mise en avant par du Cange, et reproduite par les Bénédictins, repose sur une interprétation imaginaire donnée à un passage de la charte de Philippe Ier (1060-1) ; le titre de comte donné à Eudes, sans autre désignation particulière, ne s'applique pas, comme le veut du Cange, au comté de Montdidier, mais bien plutôt aux autres comtés dont ce seigneur était en possession. Au surplus, son système est complétement renversé par le témoignage d'Orderic Vital, auteur contemporain, qui, en 1054, donne à Raoul de Crépy le titre de comte de Montdidier.

Nous avons examiné avec le plus grand soin l'opinion des différents auteurs, avant d'adopter la suite chronologique que nous mettons sous les yeux du lecteur.

Ce fut au préjudice d'Hilduin IV (1033) que Raoul de Crépy s'empara de Montdidier. On ignore à quelle époque précise il en dépouilla le légitime possesseur, mais il est hors de doute que cette usurpation s'est accomplie de 1033 à 1054. Nous n'avons aucun renseignement sur ce qui se passa alors ; toutefois il est constant que ce fut à main armée, et non par voie d'héritage, que Raoul devint maître de cette ville. Les termes dont se sert Guibert dans la Vie de Simon, fils de Raoul de Crépy, ne laissent aucune incertitude à cet égard : Castellum quoddam quo sibi sepulturœ locum preparaverat, ejus possessori subripuisse, et velut proprium detinuisse meminerat. Dans un autre passage, en parlant de notre cité, il dit : In quodam oppido, quod Simoni usurpatione, potius quam hœreditate provenerat, Radulphi patris reliquiœ conditœ fuerant. (Guibert de Nogent, p. 467-672.) Ces termes détruisent virtuellement ce qu'avance du Cange des prétendus droits d'hérédité que Raoul aurait fait valoir du chef de sa mère pour posséder le comté de Montdidier ; s'il en avait, ils n'étaient point suffisants, et ce fut la force bien plus que le droit qui le rendit seigneur de cette place.

Dans les manuscrits de D. Grenier on lit : Raoul II de Crépy était comte de Montdidier par Éléonore, fille et héritière de Manassès, comte de Montdidier, qu'il avait épousée en 1054, et qu'il répudia ensuite en retenant le comté. Cette Éléonore ne pourrait être que Haquenez, sa seconde femme, à laquelle on donne aussi le nom d'Aliénor ; mais c'est en 1043 qu'il l'épousa, et non en 1054 ; d'ailleurs le texte de Guibert de Nogent repousse cette prétention.

Carlier, dans son Histoire du Valois, donne quelques détails sur la prise de Montdidier ; nous les reproduisons, sans nous porter garant de leur exactitude :

« Les villes de Péronne et de Montdidier étaient deux places importantes et par les fortifications qui en défendaient les approches, et par les produits de leurs domaines. Raoul, déjà maître d'une partie de la Picardie, prit, sans forme de procès, la résolution d'unir ces deux villes à ses possessions de la contrée. Péronne appartenait alors à l'un des descendants d'Héribert Ier, comte de Saint-Quentin ou de Vermandois, qui n'avait ni les talents ni les moyens de faire face à un ennemi aussi puissant que le comte de Crépy. Le seigneur à qui la ville de Montdidier appartenait n'avait guère que son bon droit pour se maintenir dans la jouissance de cette ville et de ses dépendances.

Le comte, qui ne connaissait aucune des règles de l'équité naturelle lorsqu'il avait une fois formé un projet d'invasion, fit les préparatifs nécessaires pour conquérir ces deux villes. Les deux seigneurs, informés de ses desseins, prirent leurs mesures pour opposer à ce redoutable adversaire une longue et vigoureuse résistance, à la faveur des fortifications de leurs villes qui passaient pour imprenables. On croit que ces deux seigneurs avaient donné quelque sujet de mécontentement au comte de Crépy, mais on n'en a pas de preuve.

Quoi qu'il en soit des motifs et des circonstances, Raoul investit successivement ces deux places ; le premier des deux siéges parut d'abord une démarche téméraire de la part du comte. Mais celui-ci fit en si peu de temps de si belles dispositions et poussa le siége de Péronne avec tant de vigueur, qu'il surmonta tous les obstacles de la nature et de l'art, et s'empara de la place. Après avoir expulsé de ces deux villes les premiers propriétaires et leurs créatures, il les réunit à ses domaines de Picardie.

La prise de Péronne fit un honneur infini aux qualités guerrières du comte de Crépy ; il en prit le surnom de Raoul de Péronne, qu'il conserva jusqu'à la mort. »

Suivant les auteurs de l'Art de vérifier les dates, la prise de Péronne n'aurait eu lieu qu'en 1071 ; elle serait par conséquent de plusieurs années postérieure à celle de Montdidier, puisqu'en 1054, d'après Orderic Vital, Raoul de Crépy prenait déjà le titre de comte de Montdidier. Carlier commet donc une erreur en prétendant que ces deux villes ont été prises la même année. Cet auteur n'adopte pas le sentiment de du Cange relativement à Rothaïs et à la spoliation dont elle aurait été victime ; d'après lui, notre cité appartenait à un seigneur lorsque Raoul s'en empara : Colliette partage cette opinion.

Hilduin IV survécut plusieurs années à la prise de Montdidier ; le 23 mars 1059, il figure au couronnement de Philippe Ier avec le titre de comte, sans aucune autre désignation ; indépendamment du comté de Montdidier, il possédait aussi, comme nous l'avons déjà dit, ceux d'Arcis-sur-Aube et de Rameru. Suivant le père Anselme, Hilduin IV mourut en 1065, et eut pour successeur Èbles II. Les auteurs de l'Art de vérifier les dates donnent encore à ce dernier le titre de comte de Montdidier ; mais c'est une erreur manifeste.

Raoul de Crépy fut un des plus puissants seigneurs de son temps. Par succession, mariage ou usurpation, et il ne se faisait pas faute de ce dernier moyen, il devint comte ou seigneur d'Amiens, de Pontoise, de Mantes, de Chaumont, de Vitry, de Bar-sur-Aube, du Vexin, du Valois, de Crépy, de Péronne et de Montdidier.

De son premier mariage avec Adèle, fille de Gautier, comte de Bar-sur-Aube, décédée en 1043 selon les Bénédictins, en 1053 suivant Carlier et du Cange, il eut quatre enfants : Gautier, l'aîné, tué près de Reims en 1065 ; Simon, qui lui succéda ; Adèle ou Alix, mariée en premières noces à Thibaut, comte de Champagne, et en secondes noces à Herbert IV, comte de Vermandois ; et Alaïs, mariée à Barthélemy Bardoul, seigneur de Broyes en Champagne.

Après le décès d'Adèle, Raoul épousa Éléonore ou Haquenez ; on ignore de quelle famille était cette seconde femme. Il la répudia sous prétexte d'adultère, mais en réalité pour épouser, en 1062, Anne de Russie, veuve de Henri Ier, roi de France. Éléonore se rendit à Rome, et porta plainte au pape. Alexandre II chargea Gervais, archevêque de Reims, et Maurile, archevêque de Rouen, d'examiner l'affaire. Les deux prélats ayant reconnu que la plainte d'Éléonore était fondée, le pape enjoignit à Raoul de reprendre l'épouse qu'il avait abandonnée. Celui-ci, s'y étant réfusé, fut excommunié ; mais, sans tenir compte de ce châtiment, il continua de vivre avec Anne de Russie. Ce mariage devint pour Raoul une source de troubles, et le brouilla avec le roi de France.

Plusieurs auteurs se sont étendus fort au long sur ce personnage, qui joua un grand rôle au onzième siècle ; ce qu'ils en disent n'ayant aucun rapport avec l'histoire de Montdidier, nous indiquerons sommairement les principaux faits qui le concernent. En 1054, Raoul se trouva à la bataille de Mortemer, en Normandie ; en 1059, il assista au couronnement de Philippe Ier, roi de France ; l'année suivante, il souscrivit à la charte de donation du monastère de Saint-Martin des Champs ; il était à Corbie avec tous les grands seigneurs, lorsque Philippe Ier confirma les priviléges de l'abbaye de cette ville (1064). L'évêque de Verdun étant en guerre avec le comte de Rethel, Raoul vint au secours de ce dernier, et brûla la ville épiscopale (1066).

Le comte de Valois prit une part des plus activés à toutes les guerres de son temps ; il était d'humeur très-belliqueuse, et ses voisins eurent fort à souffrir de son ambition démesurée. Dans un voyage qu'il fit à Montdidier, il fut attaqué d'une maladie dont les progrès rapides le conduisirent au tombeau. Raoul mourut le 8 septembre 1074, étant encore sous le coup de l'excommunication lancée contre lui. Par une coïncidence remarquable, le comte vint mourir dans l'endroit où il voulait être enterré. Raout avait désigné la ville de Montdidier pour le lieu de sa sépulture, et il avait pris soin d'y faire préparer lui-même son tombeau : Sibi sepulturœ locum prœparaverat, dit Guibert de Nogent. Nous ignorons ce qui valut à notre cité cette préférence ; mais, quels qu'en fussent les motifs, ils attestent clairement l'importance que Montdidier avait déjà acquise et la prédilection du comte, qui espérait, après sa mort, trouver à l'abri de nos murailles le repos dont il n'avait pu jouir durant sa vie. Un seigneur aussi puissant, maître de tant de villes et de forteresses, n'aurait pas été choisir pour sa dernière demeure un lieu où sa dépouille mortelle eût été exposée aux insultes de ses ennemis.

Le tombeau de Raoul se trouvait dans l'église du prieuré ad cornu Evangelii, disent d'anciens titres de Crépy ; il était de pierre, et encastré en partie dans la muraille ; ce qui formait saillie était orné d'ouvrages à jour artistement travaillés, avec des colonnes et deux petites pyramides à chaque extrémité. En 1673, l'enfoncement pratiqué dans le mur fin transformé en une armoire où l'on déposa les reliques des saints Lugle et Luglien. Les sculptures qui décoraient le tombeau disparurent à cette époque. Au-dessus on grava les vers suivants, qui rappelaient la destination primitive du monument, l'usage auquel on le faisait servir, et la dévotion que le comte était censé avoir eue aux patrons de la ville :

Quæ quondam comiti defuncto capsa Radulpho
Structa fuit, servat corpora sancta modo.
Nil mirum : vivus coluit quos mortuus ornat ;
Regibus hinc sanctos, regia theca placet.

Par un rapprochement bizarre, les reliques des saints se trouvaient au-dessus de la tombe d'un excommunié. La pierre sépulcrale de Raoul fut enlevée, en 1723, du monument qui la recouvrait, et placée dans la nef entre deux piliers ; les enfants s'amusaient à jouer autour, et dans l'ignorance de leur âge, voyant cette statue si paisiblement couchée sur le dos, ils donnaient au turbulent seigneur qu'elle représentait le nom de Père Tranquille.

A l'époque de la Révolution, la statue de Raoul de Crépy échappa, comme par miracle, à la destruction générale, et fut transportée dans la basse-cour de l'hôpital, où elle resta près de quarante ans. En 1832, l'administration municipale eut l'excellente pensée de la faire mettre dans le bas-côté gauche de l'église de Saint-Pierre, où elle est encore à présent. Nous donnerons la description de cette tombe au liv. II, chap. Ier de cet ouvrage.

Simon, fils de Raoul, hérita du comté de Montdidier et des autres possessions de son père ; il était à Rome lors de la mort de ce dernier. Le roi de France, jaloux de la puissance du nouveau comte de Valois, profita de son éloignement pour s'emparer d'une partie de ses États. A son instigation, Barthélemy Bardoul, beau-frère de Simon, lui enleva Bar-sur-Aube, Vitry et la Ferté ; de son côté, Philippe Ier entra dans le Valois, qu'il ravagea. Simon se hâta de revenir défendre son patrimoine, et lutta avec succès contre le roi de France. Les désastres que causèrent cette guerre firent naître des scrupules dans son esprit. Pour le repos de sa conscience il crut devoir consulter Grégoire VII, qui, avant de l'écouter, exigea comme marque de soumission qu'il parût désarmé en sa présence. Après l'avoir entendu et lui avoir imposé une pénitence, le pape lui rendit ses armes, et le renvoya, absous, reprendre le gouvernement de ses Mats. Simon, de retour en France, leva des troupes, fit la guerre au roi, le battit dans plusieurs rencontres, et le força à un accommodement qui fut entièrement à son avantage : toutes les places qui lui avaient été enlevées lui furent restituées (1076).

Simon avait l'intention d'embrasser la vie religieuse ; ses amis, voulant le détourner de ce projet, le décidèrent à épouser Judith, fille d'Hildebert ou Robert II, comte d'Auvergne. Simon parut céder à leurs instances, mais il fit partager à celle qu'on lui destinait pour épouse les sentiments dont il était animé, et, le jour fixé pour leur mariage, Judith quitta la maison paternelle, et se retira au monastère de la Chaise-Dieu, en Auvergne. Les auteurs de l'Art de vérifier les dates diffèrent, sur ce point, de sentiment avec du Cange : ils prétendent que Simon épousa Judith, mais que, la nuit des noces, les deux époux convinrent de se séparer et de vivre chacun dans la retraite ; que Simon se retira au monastère de Saint-Claude, sur le mont Jura, et Judith au couvent de la Vau-Dieu. Je crois que les Bénédictins se trompent. D'après Guibert de Nogent, Simon n'était encore que fiancé à la fille du comte d'Auvergne, et il n'est pas probable que ce mariage ait été célébré. Du Cange dit positivement (et il cite les auteurs sur lesquels il s'appuie) que cette première tentative de marier le comte ayant échoué, Guillaume le Conquérant invita Simon à venir à sa cour, et voulut lui faire épouser sa fille, ce qui eût été impossible si le comte de Montdidier avait déjà été engagé dans les liens du mariage. Simon refusa l'offre brillante du duc de Normandie, prétextant un degré de parenté qui empêchait l'alliance, et alléguant que pour conclure cette union il avait besoin d'obtenir une dispense du Saint-Siége. Guillaume n'opposa aucune difficulté au désir que Simon manifestait de se rendre à Rome ; mais, au lieu d'aller en Italie, ce dernier se jeta dans le monastère de Saint-Claude, où il prit l'habit religieux.

Du Cange donne des détails intéressants sur ce personnage ; sur plusieurs points cependant il s'écarte de l'opinion émise par les Bénédictins. Suivant cet auteur, l'entrée en religion de Simon aurait eu lieu en 1076, d'où il résulterait que le comte avait déjà embrassé l'état religieux quand il fit exhumer le corps de son père, et que l'impression produite par la vue du cadavre n'aurait été pour rien dans sa détermination de passer le reste de ses jours dans la retraite.

L'exhumation du corps de Raoul est pour un Montdidérien l'épisode le plus curieux de la vie romanesque de Simon. Que cette cérémonie ait eu lieu après ou avant son entrée au couvent, cela est assez indifférent. Il nous paraît toutefois, d'après le récit de Guibert de Nogent, que ce ne fut qu'après avoir accompli ce pieux devoir que le comte se retira dans un monastère.

Raoul de Crépy avait été enterré à Montdidier, conformément à sa volonté : Simon conçut le projet de faire enlever le corps de son père et de le faire transporter à Crépy. Selon le moine de Nogent, le motif de cette translation fut la crainte où était Simon que, son père s'étant emparé par force de notre ville, cette usurpation violente ne nuisît au salut de son âme. Simon n'aurait agi, suivant le même historien, qu'après avoir pris l'avis de Grégoire VII, et ce serait en vertu des ordres du souverain pontife qu'aurait eu lieu l'exhumation.

Tout en respectant les motifs que Guibert de Nogent prête à Simon, nous pensons que l'intention de réunir dans le même tombeau les restes de son père à ceux de sa mère et de ses ancêtres a été pour beaucoup dans la détermination de ce prince. La charte qui fut délivrée par Simon à Crépy en 1077 ne laisse même aucun doute à cet égard : In nomine sanctœ et individuœ Trinitatis... Ego Simon Dei gratia comes, de salute animœ meœ, imo et patris mei venerabilis comitis Radulphi prœcavens in futurum, prœsentis vitœ dies nihil esse conspiciens, atque mentem proposse in consideratione œternitatis figeas, supradictum Radulphum patrem meum de Monte-Desiderio jam per tres annos post sui dissolutionem corporis ibi jacentem asportari feci, et ecclesiœ sancti Arnulphi, quœ ab eodem et ab antecessoribus suis in castello Crespeiacensi honorifice schemate fundata est, in qua etiam ex aqua et Spiritu sancto renatus fuerat, reddidi : ibique more antiquorum juxta sepulchrum matris meœ, uxoris suœ, necnon et prœdecessorum nostrorum cum psalmis et orationibus in spelunca duplici collocare feci... Actum est hoc in Crespeiensi castello undecimo calendas aprilis, anno Incarnati verbi M°LXX°VII°, inditione XV, epacta XXIII, a concurrente VI regni autem Philippi Francorum. regis... Le 11 avril 1077 était la fin de l'année.

La cérémonie de l'exhumation se fit avec la plus grande pompe le 22 mars 1076 (vieux style), suivant les Bénédictins ; le 20 avril 1077, suivant du Cange. Ces dates ne s'accordent pas avec le laps de trois ans pendant lequel, aux termes de la charte, le corps de Raoul serait resté à Montdidier. Le comte de Valois étant mort le 8 septembre 1074 ; il ne s'était pas écoulé trois années entre l'époque de son décès et celle de son exhumation.

Lorsqu'on eut déterré le corps de Raoul, Simon voulut contempler une dernière fois les traits de son père : il fit ouvrir le cercueil ; mais, à la vue d'un cadavre en décomposition, seul reste de celui qui avait été si fort et si puissant pendant sa vie, Simon ne put s'empêcher de faire de tristes réflexions sur le néant des grandeurs humaines.

Cet événement, rapporté avec beaucoup de simplicité par Guibert de Nogent, s'est revêtu d'un caractère merveilleux en passant par la bouche des poètes. Le roman de Thibaut de Mailly raconte que Simon, ayant fait ouvrir le tombeau de son père, aperçut dans la bouche de celui-ci un serpent qui lui rongeait la langue, en punition, lui semblait-il, de ses blasphèmes ou de ses parjures, ou plutôt de ce qu'il était mort retranché de la communion des fidèles. Simon, suivant le chroniqueur, en conçut une telle horreur qu'il résolut dès lors d'expier les fautes de son père en embrassant la vie religieuse, et il se fit ermite. Le roman dit même qu'il se fit charbonnier, ce qui est une exagération. Voici le passage de Thibaut de Mailly :

Aises vos vueil ramentevoir de Simon de Crespi
Qui le comte Roul son père defoici,
Et trouva dans sa bouche un serpent plus que demi,
Qui li mangeant la langue, dont jura et menti ;
Li cuens vit la merveille, moult en fut esbahi :
Es-ce donc me père qui tant chastiaux broi,
J'a n'avoit-il en France nus prince si hardi,
Qui osast vers li faire ni guerre ni estri.
Quanque il laissa au siècle laissa et enhaï
Bien le laissa voir que la terre enguerpi
Dedans une foret en essil s'enfoi.
Là devint charboiners, un tel ordre choisi,
Cette vie mena tant que il affoibli,
Puis revient à l'aumone en guise de mandi ;
Mais il n'est mi poures qui dex a raempli
Moult en firent grande fête a Rome ou il mori.

Pour conserver le souvenir de l'exhumation du corps et obtenir le repos de l'âme de son père, Simon donna au prieuré Saint-Arnould de Crépy, la terre de Bonneuil, avec toutes ses dépendances et deux magnifiques candélabres ; il fit élever à Raoul, dans l'église Saint-Arnould, un superbe mausolée en cuivre doré, décoré de figures et d'un grand nombre d'ornements ; la richesse de ce tombeau lui devint fatale. Guillaume de Chéry, trente-huitième prieur de Saint-Arnould (1447-1474), après avoir dissipé les biens du monastère, enleva les pierres précieuses qui ornaient le monument de Raoul, et les vendit à Paris, pour une somme considérable. Cet indigne prieur fut condamné par sentence du parlement à restituer ce qu'il avait pris, et à payer la valeur des objets vendus.

Les auteurs de l'Art de vérifier les dates prétendent que Simon, non content d'enlever de Montdidier le corps de son père, aurait encore restitué cette ville à ses légitimes propriétaires, qu'ils ne nomment point. C'est une erreur évidente : Montdidier passa aux héritiers de Simon, et demeura toujours en leur pouvoir. Simon ne sortit du couvent de Saint-Claude, où il s'était retiré, que pour rendre service et faire le bien. Par son entremise, la bonne intelligence se rétablit entre Guillaume le Conquérant et son fils Robert ; à la demande de Grégoire VII, il se rendit en Italie, et négocia la paix entre le Saint-Siége et Robert Guiscard.

Simon survécut peu de temps à cette mission ; il tomba malade à Rome, et y mourut le 30 septembre 1081, selon du Cange, le 29 septembre 1082, suivant les Bénédictins. Ses funérailles se firent avec pompe ; les évêques, les abbés, les moines, plus de trente-cinq confréries portant des torches allumées, assistèrent à ses obsèques. Par une faveur extraordinaire, Grégoire VII le fit enterrer dans le caveau destiné aux souverains pontifes. Mathilde, reine d'Angleterre, qui avait élevé Simon, envoya des sommes considérables pour contribuer à l'érection de son tombeau. Ce monument était en forme de pyramide, en pierre et marbres de différentes couleurs ; il existait encore dans le dernier siècle, et excitait la curiosité des étrangers. On y lisait l'épitaphe suivante, composée par le pape Urbain II :

Simon habens nomen, majorum sanguine claro,
Francorum procerum pars ego magna fui.
Paupertatis amans patriam mundumque reliqui
Christum divitiis omnibus anteferens.
Post ad apostolicam cœlestis principis aulam
Eximius tanti me patris egit amor,
Quo duce promerear tandem super astra levari :
Hospitor hic, sacras conditus ante fores.

Simon est rangé par l'Église au rang des bienheureux ; sa fête se célèbre le 29 septembre.

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