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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre III - Section VII

par Victor de Beauvillé

Section VII

Château des comtes de Montdidier

A quelle époque fut-il détruit ?

A-t-il servi de résidence aux rois de France ?

Interprétation erronée d'Adrien de Valois

Salle du roi

Étendue de la châtellenie

Fiefs qui en relevaient

Le duc d'Aumont, comte de Montdidier

 

Avant de terminer ce chapitre, disons quelques mots du château de nos anciens comtes. Il occupait l'emplacement du palais de justice, de la promenade du Prieuré et du collége. Sa position le rendait un des plus forts du pays : bâti à l'extrémité d'une montagne escarpée, il était inabordable au nord et, au couchant ; des fossés larges et profonds le défendaient au levant et au midi : on en voyait encore des restes il y a vingt ans ; ils servaient au jeu d'arc, et furent comblés lors de la construction de la prison. C'est dans ce château que Raoul de Crépy termina ses jours ; les comtes de Vermandois y résidèrent souvent. En quoi consistait-il ? par qui fut-il construit ? C'est ce que l'on ignore. On n'est pas mieux renseigné sur l'époque de sa destruction. Selon une tradition locale fort incertaine, il aurait été démoli par Philippe-Auguste. Durant les guerres qu'il eut à soutenir contre les Anglais, ce prince fit raser un grand nombre de châteaux dont il craignait que ses ennemis ne s'emparassent ; celui de Montdidier, à ce que l'on suppose, aurait été du nombre ; peut-être ce monarque, aussi politique que brave, se souciait-il peu, une fois la ville soumise à son pouvoir, de laisser debout une forteresse qui pouvait tenter l'ambition de quelque seigneur, et devenir plutôt une source de discorde qu'un point d'appui pour son autorité. Le peu de temps que dura le château après la réunion de Montdidier à la couronne tendrait à fortifier cette conjecture.

Le château cessa d'exister dès le treizième siècle ; nous en avons la preuve dans un titre inséré parmi les Pièces justificatives. (Pièce just. 9.) Plusieurs droits féodaux et un assez grand nombre de fiefs qui en dépendaient relevaient, en 1310, d'une maison dite la Porte du Castel, représentant l'ancien château. Thomas du Castel, propriétaire de ce fief au commencement du quatorzième siècle, l'échangea avec Willaume de Noiers, son neveu, contre une maison sise rue des Fèvres et deux pièces de terre situées dans le Val-à-Carré et à la croix Pinchet. La désignation de ce qui composait le fief de la Porte du Castel est énoncée dans l'acte que nous avons rapporté. On voit par l'un des articles que la Porte du Castel existait encore en 1310, puisque toutes les voitures chargées de bois qui y passaient étaient tenues de laisser un fagot pour redevance.

Avant d'arriver au bâtiment qui sert aujourd'hui de palais de justice, on était obligé de traverser un pont de 4 mètres de long sur 4m,50 de large le dessous de ce pont subsistait en partie il y a peu d'années, et formait la cave du concierge du jeu d'arc ; le cintre, du côté du couchant, est très-apparent ; il est de grosses pierres de Mortemer, semblables à celles qui composent l'arcade extérieure de la voûte du tribunal, et se trouve enterré presque entièrement dans un jardin voisin ; c'est probablement un reste de l'ancien château. Le règlement municipal publié en 1433, le dimanche après la foire, fait défense de mettre fiens, ne terraulx ne aultres ordures sur les cauchies de le ville depuis le porte Saint-Sépulcre jusques au pont du castel et jusques à le porte d'Amiens. Un fossé de 10 mètres de large séparait ce pont de la Salle du Roi. A son extrémité, du côté du palais de justice, était la porte du Castel : on distingue encore les vestiges d'un des pieds-droits enclavés dans le mur de clôture d'un jardin joignant la voûte du tribunal ; cette porte avait été reconstruite à diverses époques ; on la conservait comme chef-lieu de mouvance des fiefs qui en dépendaient.

Le nom de chastel ou castel fut longtemps en usage après la destruction de l'édifice auquel il s'appliquait. Dans son testament du 4 décembre 1433, Jean Pian, écuyer, seigneur du Tronquoy, gouverneur de Montdidier, lègue à l'église de Saint-Pierre des surcens sur une maison séant vers le chastel en la rue qui meine à la salle du roy. Dans un extrait des comptes de cens dus à la même église de 1433-1435, on lit : « A Robert le Caron, argentier de Montdidier, pour la maison Jehan de Peully, séant derrière le chastel pour le dit terme Saint-Andrieu... 1d. » En 1451, Marie Burguet, femme de Hugues Bedier, possédait tout un fief avec ses apartenances et dépendances nommé la Maison de la porte du chastel de Montdidier joindans à la salle du roy à cause de sa dite salle.

Quelques auteurs ont avancé que les rois de France avaient à Montdidier un palais où ils auraient tenu leur cour. Adrien de Valois est le premier qui ait émis cette opinion ; l'abbé de Longuerue désigne positivement Philippe-Auguste comme ayant résidé dans notre ville ; le P. Daire et M. Dusevel ont suivi son sentiment, sans vérifier s'il était bien ou mal fondé. Ce qui a donné naissance à cette tradition, c'est une donation faite dans le douzième siècle au prieuré de Lihons. (Pièce just. 1.) Voici, en quelques mots, la substance de cet acte : Guy Candaveine, châtelain de Corbie, confirme une donation de douze bonniers de terre situés à Corbie, faite à l'église de Lihons, par Thomas de Rosières, avec le consentement de Raoul de Herly, de qui relevaient ces terres. L'acte est passé à Montdidier, dans la Salle du Roi, en présence de Pierre, prieur d'Amiens ; de Gautier, prieur de Davenescourt ; d'Asson, prieur de Lihons, l'an de Notre-Seigneur 1199 : Et hoc factum fuit apud Montem-desiderium in aula domini regis ; ces trois derniers mots ont paru, aux auteurs que nous avons cités, prouver d'une manière suffisante que Philippe-Auguste avait tenu sa cour à Montdidier.

Ils interprètent le mot aula par cour, pris dans le sens qu'on lui donnait quand la royauté existait ; ce mot signifiait alors l'entourage ordinaire du roi et le roi lui-même. Ainsi, lorsqu'on disait du temps de Louis XIV : La cour est à Saint-Germain ou à Versailles, on entendait par là que le roi était dans l'une ou l'antre de ces résidences. Aula, pris dans cette acception, indiquerait, selon de Valois et autres, qu'en 1199, la cour du roi, et Philippe-Auguste conséquemment, étaient à Montdidier. Nous pensons, au contraire, qu'aula signifie ici cour de justice. On a dit longtemps la cour du roi pour désigner la justice royale, et ces termes, in aula domini regis, indiquent que l'acte de donation fut dressé devant une juridiction relevant de l'autorité royale ; ce qu'il était fort important d'énoncer, puisque depuis cinq années seulement Montdidier faisait partie du domaine de la couronne.

En outre, si la donation contenue dans le Cartulaire de Lihons avait été passée dans la cour de Philippe-Auguste, et en sa présence, comme on le prétend, le nom de ce prince figurerait dans l'acte : il ne s'y trouve pas. On ne lit ni le nom de Philippe-Auguste, ni celui d'aucun officier de la couronne ; on ne saurait admettre qu'il y ait oubli. Ego Philippus cornes Flandrie et Viromandie, universis tam presentibus quant futuris notum facio, etc. : ainsi s'exprimait, en 1176, Philippe de Flandre lorsqu'il réunit sa cour à Montdidier ; c'est le langage qu'aurait tenu Philippe-Auguste s'il eût été réellement dans nos murs en 1199. Il est contre toute vraisemblance qu'un acte rédigé en présence du roi n'en contienne pas la mention expresse. La donation de 1199 parle de personnes subalternes telles que Pierre Vilevoudet et Odon de Dive, et elle aurait oublié le personnage le plus éminent ! Une telle supposition n'est pas admissible.

Aula a ici une double signification : il marque à la fois et la juridiction devant laquelle l'acte a été conclu, et le lieu où il s'est accompli : aula veut dire une grande salle, une halle, et cette expression s'est conservée en Angleterre ; à Montdidier on l'employait pour désigner l'édifice principal de la cité, et les mots domimi regis, qui viennent immédiatement après, rappellent qu'il appartenait au roi : c'est dans ce sens qu'aula regis a toujours été entendu par nos concitoyens. Lorsqu'on représenta dans cette ville la tragédie des Saints Lugle et Luglien, l'auteur, pour annoncer que la pièce serait jouée dans la salle du bailliage, s'exprime ainsi : Dabitur in aula regia Mondiderina, die      mensis junii A. R. S. H. 1656.

L'erreur dans laquelle sont tombés Adrien de Valois, l'abbé de Longuerue et d'autres après eux au sujet des mots aula domini regis, mentionnés dans la donation de 1199, s'est renouvelée il y a quelques années à l'occasion de ces mêmes mots placés à la suite des noms des personnages de la tragédie des Saints Lugle et Luglien. M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob), frappé de ces termes, aula regia, les interpréta comme l'avait fait l'abbé de Longuerue un siècle auparavant, et, sans tenir compte de l'histoire et de la destination des lieux, il écrivit que cette tragédie avait été représentée en présence de Louis XIV et de sa cour : voilà comme on travestit l'histoire.

Il en a été de la cour de Philippe-Auguste comme de celle de Louis XIV ; ce qui est une erreur flagrante pour 1656 en est une non moins certaine  pour 1199. Que Philippe-Auguste soit venu à Montdidier, qu'il ait voulu visiter sa nouvelle possession, connaître le comté qu'il avait ajouté à ses États, on ne saurait en douter ; que saint Louis, que Philippe de Valois et d'autres rois soient aussi venus dans notre ville, c'est également incontestable : mais qu'ils y aient tenu leur cour, qu'ils y aient habité, comme l’avance M. Dusevel dans sa Description du département de la Somme, rien ne le prouve.

On ne s'appuie pas avec plus de raison sur le titre de 1199 pour prétendre que le palais de justice actuel aurait été bâti par Philippe-Auguste, et que c'est en mémoire de son fondateur et de la résidence qu'il y fit qu'on l'aurait appelé la Salle du Roi ; cela n'est guère vraisemblable. En 1199, il y avait cinq ans à peine que le roi était maître de Montdidier. Or il n'est pas présumable qu'il ait démoli immédiatement le château de nos comtes, et qu'il ait aussitôt fait élever le bâtiment qui subsiste maintenant. Nous croyons d'autant moins que le château fut détruit par  Philippe-Auguste, qu'en octroyant, en 1195, une charte communale aux habitants, il renonce positivement en leur faveur au droit de gîte : Mullas procurationes nobis debebunt. Cette exemption comprise parmi les droits concédés à nos ancêtres était probablement motivée sur ce que le roi était en possession du château qui se trouvait à Montdidier, sans quoi il n'est pas à croire que Philippe-Auguste eût renoncé facilement au droit de gîte, source féconde de revenus pour la couronne. Lorsque le château fut rasé, à une époque que nous ne pouvons préciser, mais dans le treizième siècle assurément de titre de 1310 démontre que le château n'existait plus au commencement du quatorzième siècle), on aura sur son emplacement fait élever, pour en tenir lieu, et comme chef-lieu de mouvance des fiefs qui en dépendaient, l'édifice nommé la Salle du Roi ; c'est aussi l'avis de le Caron de l'Éperon, président en l'élection de Montdidier, mort en 1729, auteur de nombreux manuscrits déposés à la Bibliothèque nationale. Le château des anciens comtes n'étoit plus en 1300, dit-il. De ses ruines a été faite la Salle du Roi, qui étoit alors bâtie. Ce bâtiment est-il d'origine royale, ou sa construction fut-elle l'œuvre de la cité ? Nous laissons à de plus hardis le soin de résoudre cette question : nous inclinons toutefois à penser que la salle dite du Roi, tirant ce nom des fiefs qui en dépendaient, a dû être élevée par les propriétaires de ces fiefs, c'est-à-dire par les rois de France ; mais rien n'indique le monarque qui la fit construire.

On trouve dans un registre de Philippe-Auguste, présentement à la Bibliothèque nationale, le rôle des chevaliers de la châtellenie de Montdidier qui furent appelés à prêter serment devant le roi pour les fiefs qu'ils possédaient dans sa circonscription : c'est un document intéressant pour l'histoire de la province. Le service et l'hommage auxquels les chevaliers étaient tenus sont presque les mêmes pour tous. L'indication des seigneuries mentionnées dans ce rôle peut servir à faire connaître d'une manière approximative les limites de notre ancienne châtellenie. (Pièce just. 10.) Les archives du département du Nord conservent un rôle qui la concerne, du milieu du quinzième siècle, et le P. Daire a donné la nomenclature des fiefs relevant de la Salle du Roi en 1765.

Le travers qui se percevait dans la châtellenie fournit quelques renseignements sur son étendue : Conchy, Méry, Chepoix et Cantigny étaient les points les plus éloignés où l'on payait ce droit ; c'était donc là ses limites. Du côté d'Amiens, elle n'allait pas jusqu'à Pierrepont, puisque les habitants s'arrangèrent en 1309, pour le travers, avec le seigneur de cette commune ; du côté de Roye, elle s'arrêtait à Boiteaux, car les habitants traitèrent, en 1204, avec ceux de Montdidier pour le droit de passage. Le travers appartenait à la ville en vertu du paragraphe suivant de la charte de Philippe-Auguste : Pro transverso ejusdem villœ ubicumque colligatur infra castellaniam.

L'étendue de la châtellenie était-elle la même que celle du comté ? Je ne le pense pas. Le comté était nécessairement plus considérable que la châtellenie, qui n'en formait qu'une partie. Peut-être pourrait-on considérer l'ancienne prévôté de Montdidier comme comprenant assez exactement dans son ressort ce qui constituait le comté ; mais ceci est encore conjectural. Ce qui est positif, c'est que le comté de Montdidier avait une importance réelle, puisque des auteurs le mettent sur la même ligne que le comté de Vermandois.

Louis XIV, voulant reconnaître les services que lui avait rendus le marquis de Piennes, gouverneur de Pignerol, lui engagea, en 1647, les fiefs dépendants de la Salle du Roi, moyennant la somme de 10,000 livres. En 1705, Olympe de Brouilly, dame de Piennes, épouse séparée de biens du duc d'Aumont, pair de France, gouverneur du Boulonnois, échangea, avec l'autorisation de son mari, plusieurs fiefs et terres qu'elle possédait dans l'étendue du parc de Versailles, contre les fiefs relevant de la Salle du Roi à Montdidier. Louis XIV désirait cet échange ; les terres dans le parc de Versailles étaient à sa convenance. Il eût été maladroit, de la part d'un courtisan, de ne point déférer aux désirs du roi ; aussi, bien que les terres appartenant à la duchesse d'Aumont fussent estimées 40,000 liv., et les domaines et seigneuries de la Salle du Roi 27,795 liv. seulement, le duc d'Aumont, pour donner au roi des marques de son obéissance, s'empressa d'obtempérer à sa demande. Louis XIV abandonna à la duchesse d'Aumont le domaine, les fiefs et la seigneurie de la salle de Montdidier, avec les droits directs et mouvants, l'hommage des vassaux, les droits d'échange sur les mouvances féodales et censuelles, sans aucune justice que la justice foncière pour le recouvrement des droits des fiefs ; se réservant expressément la justice avec les droits et offices qui en dépendaient, à la charge par la duchesse d'Aumont de tenir le domaine à foi et hommage du roi, à cause de la tour du Louvre.

L'estimation du domaine de la Salle du Roi, faite par le Caron de l'Éperon, président en l'élection, et de Bertin, lieutenant général au bailliage, s'éleva à la somme de 27,595 liv., calculée au denier 25, sur un revenu qui montait, année commune, à 1103 liv. 16 sols ; c'est en vertu de cet échange que le duc d'Aumont, marquis de Piennes, prenait, avant la Révolution, le titre de comte de Montdidier, seigneur perpétuel à titre d'échange avec Sa Majesté des fiefs et seigneuries de la Salle de Montdidier.

Le bâtiment de la Salle du Roi, qui tenait lieu de l'ancien château, n'aurait été d'aucune utilité s'il n'eût servi qu'à loger les rois lors de leur passage dans notre ville, car cela arrivait fort rarement ; mais il était habité par le prieur des Bénédictins, et c'est probablement à cette circonstance qu'on doit sa conservation. Les rois de France étant les successeurs des comtes de Montdidier, fondateurs du prieuré de Notre-Dame, les religieux obtinrent de la générosité royale la faculté de demeurer dans la Salle du Roi, qui remplaçait le château, par imitation et en souvenir sans doute de ce qu'avaient fait pour eux les anciens comtes qui les avaient installés dans leur propre résidence.

Dans le cours du seizième siècle, les gens de justice expulsèrent le prieur de la Salle du Roi et s'en emparèrent. Depuis, ce local a toujours servi à la tenue des audiences. Avant que les hommes de loi eussent commis cette usurpation, qui pour des gens de robe semble passablement criante, la justice se rendait dans un bâtiment situé près de la porte Becquerel, dans la rue du Pressoir ; il en restait encore quelques vestiges au commencement du siècle dernier.

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