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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre IV - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Philippe-Auguste entre en possession de Montdidier

Établissement de la commune

Le roi fait fortifier la ville

Revenus

Dépenses

Obligations de la ville en temps de guerre

Bataille de Bouvines

Valeur des habitants

 

Philippe-Auguste, devenu paisible possesseur de Montdidier, voulut se concilier l'affection des habitants, et par des bienfaits mériter l'attachement de ses nouveaux sujets.

Les priviléges résultant de l'établissement d'une commune excitaient au plus haut degré l’ambition des villes. Les seigneurs gratifiaient rarement leurs vassaux d'une charte communale ; les institutions municipales affaiblissaient leurs droits et portaient une atteinte irrémédiable à leur suzeraineté. Le roi, au contraire, trouvait dans l'octroi d'une charte un moyen infaillible de restreindre l'autorité des grands ; c'était de sa part un acte de politique avantageux : il trouvait, sans qu'il lui en coûtât aucun sacrifice, le moyen de se créer des sujets dévoués, dont les intérêts, se confondant avec les siens, lui servaient de levier pour ressaisir le pouvoir dont la féodalité avait dépouillé la couronne.

L'établissement de la commune de Montdidier date de 1195, un an après la réunion définitive de cette ville au domaine du roi. On ignore complétement les circonstances qui ont pu accompagner cet acte important ; il est certain toutefois que notre charte communale ne fut pas, comme celle de Laon ou d'Amiens, obtenue à la suite de combats sanglants ; il n'y avait pas à Montdidier de seigneur assez puissant pour engager une lutte armée avec la population ; le silence gardé à ce sujet par les historiens est une preuve évidente que les choses se sont passées pacifiquement ; la politique, l'intérêt du roi, semblent avoir été les seuls motifs de l'affranchissement de nos ancêtres.

Montdidier avait été longtemps possédé par des comtes dont le pouvoir était absolu, mais ils ne paraissent pas en avoir usé d'une manière tyrannique. Il était prudent de ne pas faire regretter aux habitants la domination de leurs anciens seigneurs, et de les habituer a supporter docilement l'autorité royale que jusqu'alors ils ne connaissaient que de nom. L'importance de la ville, la richesse de ses habitants, furent autant de raisons qui durent engager Philippe-Auguste à se rendre favorable l'esprit des Montdidériens ; il ne pouvait, sans crainte de les mécontenter, leur refuser le bienfait d'une charte municipale, lorsque des villes moins considérables étaient en possession de ce précieux avantage. Il ne faut pas se méprendre néanmoins sur le véritable caractère de la charte de Montdidier et en faire exclusivement honneur à la générosité royale. C'était un véritable contrat onéreux, dans lequel chacune des parties stipulait en son nom et défendait ses intérêts. Ce que le roi accordait, il le faisait payer ; s'il se dépouillait de certains droits, de certains priviléges, la rente que les habitants devaient lui servir annuellement en était la représentation. La charte de Montdidier était un acte de vente qui liait les deux parties ; aussi, chaque fois qu'on voulut porter atteinte à leurs priviléges, nos aïeux ne manquèrent pas de faire valoir la nature du contrat qui les unissait à la couronne et qui obligeait celle-ci envers eux.

Nous n'entrerons pas ici dans l'examen de la charte de Montdidier ; elle sera l'objet d'une étude spéciale dans le chapitre de la Mairie ; bornons-nous à dire que le roi fit l'abandon des droits qui lui appartenaient dans la ville et dans la banlieue, moyennant une rente annuelle de 600 liv. parisis ou 12,480 francs de notre monnaie, se réservant seulement la faculté d'avoir un prévôt et sept sergents ; le roi déclare que la charte ne préjudicie en rien aux droits que d'autres seigneurs pouvaient exercer dans Montdidier, notamment à ceux de Rogue de la Tournelle, qui continuerait à y avoir un prévôt particulier.

L'un des premiers soins de Philippe-Auguste fut de pourvoir aux moyens de défense de sa nouvelle conquête ; le Cartulaire de ce prince (Bibl. nat., 172), contient des détails curieux sur les travaux exécutés par ses ordres. Guillaume de Flaminville fut chargé d'une partie de l'entreprise ; il fit élever 420 toises de mur à 10 sols la toise, et 640 autres toises, dont il fallait façonner les carreaux à raison de 5 sols la toise. Trois nouvelles portes furent construites : le prix de chacune d'elles était fixé à 150 liv. ; ces portes, ainsi que les murailles neuves, et celles à réparer, devaient être de grès ; le montant de la dépense de cette partie de l'ouvrage s'élevait à 820 livres. Le roi avait dressé lui-même l'état des fortifications et fixé les prix. Les murailles étaient flanquées de tours ; chaque tour et les fossés qui l'entouraient devaient, d'après l'estimation, coûter 1,300 liv. ; la palissade et la charpente, 300 liv. ; mais Hugues se chargea de ce travail pour 200 liv. de moins que ne l'avait estimé le roi. Geoffroy Canoele eut mission d'ouvrir 480 toises de fossés, de 50 pieds de large sur 30 de profondeur, à raison de 16 sols la toise, et de réparer 560 toises de fossés, à 6 sols seulement la toise. Il fit aussi mettre en état 200 toises de fossé autour de la butte de Prieuré, moyennant 10 sols la toise : total 572 liv. (Pièce just. 11) ; ce qui fait, en tenant compte de la diminution de 200 liv. consentie par maître Hugues, monter la dépense des travaux commandés par Philippe-Auguste à 2,792 liv. ou 48,073 fr. 60 centimes. Une livre de cette époque équivaut à 20 fr. 80 centimes.

Les fortifications de Montdidier furent l'objet d'un article spécial de la charte communale. Le roi prévoit le cas où un individu viendrait à mourir sans enfants ; il veut alors que le tiers des biens du défunt soit employé à la construction des murs : Ad muros Montisderii œdificandos expendetur. On aurait tort d'inférer de ces mots, ad muros œdificandos, que Montdidier était alors entièrement ouvert, et que Philippe-Auguste aurait le premier fait élever des murailles : une ville qui avait résisté à Raoul de Crépy, servi de quartier d'hiver et de place de retraite au comte de Flandre, devait être sur un pied de défense respectable. Le roi ordonna seulement de réparer et d'agrandir les fortifications ; il augmenta le nombre des portes, et prit toutes les précautions dignes d'un grand monarque pour assurer la conservation de la ville dont le traité de 1191 lui avait garanti la possession.

L'établissement de la commune changea complétement l'organisation dé la cité. Les habitants, par l'intermédiaire du maïeur et des échevins, prirent part à l'administration ; le pouvoir royal, représenté par les baillis et les prévôts, s'y exerçait dans la limite des attributions dont le roi ne s'était pas dépouillé. Montdidier faisait partie du bailliage de Vermandois.

Dans les premiers temps, le bailli venait à certaines époques déterminées tenir ses assises dans notre ville ; il fut ensuite remplacé par un officier qui y demeurait, et prenait le titre de garde du scel de la baillie de Vermandois établie à Montdidier. Le prévôt résida toujours dans cette ville ; sept sergents étaient affectés spécialement à l'exécution de ses ordres ; aux termes de la charte, ils ne pouvaient être choisis parmi les habitants : cette disposition avait sans doute pour but d'éviter que ces suppôts de la justice ne se montrassent trop indulgents envers leurs concitoyens. On peut voir au chapitre de la Prévôté et du Bailliage ce qui a trait à chacune de ces juridictions.

Le Cartulaire de Philippe-Auguste (Bibl. nat., 9852) fait mention de plusieurs droits qui lui appartenaient, en voici un extrait : « Monsdesiderii valet de duodenis CIIIs apud linerias XXVIS de censu furni XXS et LXXVI capon de terris datis ad mod LXXV mod frumenti ad mod Montisdesiderii et valent ad modum parisien XXX mod et XXV mod avene. Sepe plus sepe minus et valent X mod Paris. »

Il est souvent question de Méry dans un compte de 1202. Le roi possédait en cet endroit plusieurs maisons qu'il faisait entretenir ; la forêt qui entourait cette commune était sa propriété. On lit dans une enquête relative à la châtellenie, que personne n'y envoyait vendre de bois, -à cause de la forêt de Méry, dont la vente appartenait au roi ; il s'en était réservé la gruerie, et il n'était permis à personne, sous peine d'amende, d'y défricher. Aubert de Hangest, Pierre de Tricot, Jean du Cardonnoy, Manassès de Gournay, Pierre de Bailleu, Raoul de Bouillencourt, Étienne de la Neuville, Simon d'Épayelles, et le maire de Montdidier, dont malheureusement on ne dit pas le nom, furent présents à cette enquête. Tous sont qualifiés chevaliers. Plusieurs bourgeois de Montdidier et de Méry, Renaud de Faveroles, Hugues Licharron, Girard de Fontaine et autres, sont aussi indiqués comme ayant participé à l'enquête. (Pièce just. 12.)

Renaud de Faveroles, dont il est ici parlé, est le second maire dont le nom soit connu. Dans un accord passé en 1207 entre Renaud de Fariviliers, abbé de Breteuil, et Jean et Hugues Hélinand, bourgeois de Montdidier, au sujet d'une pièce de terre dite le champ Hubaud, sise près la Bruhière, ferme située à Wawignies et appartenant à l'abbaye de Breteuil, Renaud de Faveroles intervient comme témoin et scelle l'acte du sceau de la commune : Sigilli communie de Monte-Desiderii impressionne Renoldus de Faveroles tune temporis major ejusdem communie, totaque communia ejusdem ville... muniverunt. (Pièce just. 13.) Ces mots tota communia ne peuvent indiquer que les échevins, lesquels, conjointement avec le maire, représentaient la commune ou l'ensemble des citoyens. Parmi les signataires figure Jean le Comble, qui était également un des témoins de l'enquête relative au bois de Méry. Ce titre de 1207 est un document à consulter pour connaître les clauses d'un bail au commencement du treizième siècle ; celle de fumer la terre y est bien spécifiée, mais alors la culture était peu avancée, et les engrais fort rares, car on n'y est tenu d'amender qu'une fois en neuf ans, et même tous les douze ans.

Cet accord ne concernant que des intérêts privés et ne regardant en aucune manière la ville, il peut paraître singulier que le maire et les échevins y participent et scellent l'acte du sceau de la commune. Dans les premiers temps de l'organisation municipale, le maire sanctionnait les conventions passées par les habitants, et remplissait en quelque sorte à leur égard le rôle de notaire. Cet usage existait encore en 1307 ; c'est en présence de Simon Despaieres adonc mair de le ville de Montdidier, que plusieurs bourgeois vendent cette année à l'abbaye de Corbie ce qui leur appartenait au territoire de Bus. L'acte est terminé ainsi : En tesmoing de che nous avons ces lettres scellées du scel de le bulette de le ville de Montdidier.

La Bibliothèque nationale possède trois Cartulaires de Philippe-Auguste cotés sous les nos 172-8408-9852 : ce dernier fut rédigé en 1220 ; nous en avons extrait plusieurs documents insérés à la fin de l'ouvrage. Ces Cartulaires reproduisent presque les mêmes pièces, mais avec quelques variantes que nous avons eu soin d'indiquer lorsqu'elles nous ont paru en mériter la peine. On y trouve l'indication de plusieurs fiefs dont le roi se réservait la disposition : le revenu du fief et le nom du possesseur sont seuls mentionnés.

Des deux rôles que nous publions aux Pièces justificatives, le plus ancien est celui du Cartulaire 172 ; on y voit le nom de la comtesse de Saint‑Quentin, qui ne se rencontre plus dans le rôle transcrit au Cartulaire 8408 ; l'intitulé est différent. (Pièce just. 14.) Dans le Cartulaire 172, au nombre des personnes qui prennent part aux libéralités du roi, figure la concierge de Montdidier pour un muid de blé : Consergia pro modio bladi... XL, sans autre désignation. Était-ce la concierge de la prison ou du château ? Il est impossible de se prononcer à cet égard. Dans le Cartulaire 8408 les fonctions de concierge sont remplies par un homme, concergius. Brussel, qui cite également dans son Traité des fiefs cette particularité d'un concierge féminin à Montdidier, dit l'avoir vue dans un rôle de la cour des comptes de l'an 1202 ; ainsi ce serait à cette époque que remonterait le rôle du Cartulaire 172.

D'anciens rôles, conservés au dix-septième siècle dans les archives de la cour des comptes, faisaient mention de diverses prestations que Montdidier devait fournir au roi en temps de guerre. Au mois de novembre 1202, la ville fut taxée à 207 liv. (4,305 fr. 60 c.) pour l'entretien des sergents à pied que Philippe-Auguste enrôlait afin de faire la guerre aux Anglais. La durée de leur service était limitée à trois mois ; ce fut le commencement des armées permanentes : car, jusqu'au règne de ce prince, les soldats ne servaient que durant la guerre ; ils retournaient ensuite dans leurs foyers. L'entretien d'un sergent, pendant une année, étant estimé environ à 13 liv. ou 270 fr. 40 c., 207 liv. durant trois mois devaient suffire, d'après la même évaluation, à l'entretien de soixante-deux hommes.

Le contingent militaire de la ville était fixé à quatre-vingts sergents et à deux chariots ; en voici la preuve dans les Cartulaires que nous avons cités :

Prisia servientium
Monsdesiderii IIIIXX servientes et II quadrigæ.

Les deux chariots de guerre étaient estimés 5 sols. Après avoir, en 1184, repoussé et traité Philippe-Auguste en ennemi, la ville, rentrée sous sa dépendance, l'aidait à son tour à combattre et à vaincre les Anglais.

Les habitants attachaient, comme on peut bien l'imaginer, la plus grande importance à sauvegarder les priviléges que ce prince leur avait accordés. Aussi le premier acte de la commune, dont nous ayons connaissance, a-t-il pour but d'assurer la conservation de ses franchises. En 1204, Philippe‑Auguste fut appelé à statuer sur une contestation qui s'était élevée entre

la ville et les habitants de Boiteaux au sujet d'un droit de passage. Par sentence de la cour, rendue à Paris au mois de juin de cette même année, les gens de Boiteaux furent déclarés exempts de ce droit lorsqu'ils transporteraient des choses nécessaires à la vie, ou qui auraient poussé dans leurs héritages ; mais ils furent condamnés à le payer pour tout ce qui formait de leur part l'objet d'un commerce. (Pièce just. 15.)

Philippe-Auguste n'eut point à se repentir d'avoir conféré à nos ancêtres les priviléges énoncés dans la charte de 1195 ; la reconnaissance de nos concitoyens ne tarda pas à se manifester, et les plaines de Bouvines furent témoins de leur valeur et de leur fidélité. Dans cette bataille fameuse, les habitants donnèrent les preuves les plus éclatantes de leur courage, et scellèrent de leur sang le pacte qui les unissait à la couronne. Montdidier fournit un contingent de cinquante chevaliers ; l'un d'eux eut l'insigne honneur de sauver les jours du roi. Philippe-Auguste, environné d'ennemis, venait d'être renversé de cheval, et allait être tué ou fait prisonnier, lorsque Pierre Tristan, un de ces preux Montdidériens qui combattirent au premier rang dans cette journée mémorable, saute à bas de cheval, écarte avec sa masse d'armes les Allemands qui entourent le roi, lui fait un rempart de son corps, et, au péril de sa vie, le préserve des coups dirigés contre sa personne. Philippe-Auguste profita de ce secours inespéré, monta le cheval de Tristan, et échappa à une mort inévitable. La Chronique de Saint-Denys donne à ce brave chevalier le nom de Pierre Cristaulx. Ce fut encore l'intrépidité d'un de nos compatriotes qui détermina la prise de Renaud, comte de Boulogne, l'un des chefs de l'armée ennemie. Ce déloyal vassal, resté seul avec une poignée de chevaliers, mettait tout en fuite devant lui, quand Pierre de la Tournelle, s'élançant à sa rencontre, souleva de la main gauche le filet de fer qui protégeait le ventre du cheval, et le perça de son épée. Renaud tomba à la renverse, la cuisse engagée sous le corps de l'animal, et fut pris. Pierre de la Tournelle paya cher cette hardiesse ; il fut immolé par les chevaliers qui escortaient le comte de Boulogne.

La Chronique de Saint-Denys, parfaitement d'accord avec le récit poétique tracé par Guillaume le Breton, rapporte ainsi le fait : « Ung sergent preux et hardi, qui avoit nom Pierre de la Tournelle, se combattoit à pié pour ce que ses ennemis lui avoient son cheval occis, se trait vers le comte, la couverture de son cheval leva et le ferit par dessoubs, si que il luy embattit aux bouyaulx son espée, et quand ung des chevaliers qui avec lui se combattoit eut veu ce coup, il print le comte et le tira par le frein de son cheval parmy la bataille à grant paine, et contre sa voulonté lors le se mist à fuyre tant qu'il peut, quant Geoffroy de Rodon et Jehan son frère le suivirent et abatirent à terre ce sergent. Le cheval au comte cheut mort et le comte versa sui en tèle manière qu'il eust la destre cuisse dessoubs le col de son cheval, à la prinsse survindrent Huc de Fontaine et Jehan de Roderon. »

Le comte de Flandre partagea le même sort : il fut pris par Barthélemy de Roye, qui combattait à la droite de Philippe-Auguste ; c'était, dit Rigord, un homme de grand âge et de grande sagesse.

Les habitants de Montdidier se jetèrent au fort de la mêlée. Là où il y avait les plus rudes coups à porter, les plus grands dangers à courir, on les vit se précipiter les premiers. Ils s'emparèrent de Conrad de Tremoigne, qui était, dit la Chronique de Saint-Denys, un de ces chevaliers fors et hardis combatteurs qu'Othon avoit spécialement esleus pour leur grant proesse affin qu'ils fussent près de lui en la bataille pour son corps garder. » C'est à l'un des endroits où le combat était le plus acharné que Conrad fut fait prisonnier. Ces exploits parlent assez haut ; ils attestent la bravoure déployée par les Montdidériens dans cette lutte glorieuse.

La plupart des écrivains modernes qui rendent compte de la bataille de Bouvines sont d'un laconisme, ou, pour mieux dire, d'une partialité révoltante. Ils disent bien que les gens des communes eurent une large part au gain de cette bataille ; d'ordinaire ils nomment ceux de Corbie, d'Amiens et de Beauvais ; mais là se bornent généralement leurs citations ; il semblerait, en lisant ces auteurs, que ces villes participèrent seules au succès des armes du roi. Le silence inexplicable gardé par beaucoup d'historiens sur les véritables héros de cette journée est une injure à l'honneur national ; aucune des communes qui ont contribué à cette célèbre victoire ne devrait être laissée dans l'oubli.

Les chroniqueurs du temps de Philippe-Auguste ont été plus équitables que leurs successeurs ; ils nous ont transmis fidèlement le nom des villes qui servirent le roi dans cette circonstance décisive. C'était pour nous un devoir impérieux de relever l'omission volontaire de certains auteurs, et de signaler la part énergique que Montdidier prit à la bataille de Bouvines. Les simples bourgeois ne se distinguèrent pas moins que les chevaliers ; nobles et manants, tous firent leur devoir et se comportèrent en gens de cœur.

Le roi retourna à Paris, où il fut reçu en triomphe ; les communes qui avaient concouru à la victoire l'y suivirent, et remirent au prévôt de Paris leurs prisonniers. La ville de Montdidier lui présenta six chevaliers : Gilles du Sart, Girard de Barbais, Baudouin des Monts, Gaspart de Vuannèze (il est aussi appelé Honoré de Wanuer), Gilles du Mont Saint-Aldegonde et Thibaut de Trémogne, le même probablement que la Chronique de Saint-Denys appelle Conrad, plus six sergents.

Le roi n'oublia pas ceux qui l'avaient aidé à vaincre : voulant reconnaître les services rendus par Raoul de la Tournelle, il lui fit don de la terre de Lignières, près Montdidier. L'acte de donation dont le P. Daire a rapporté les termes est daté de Senlis, le 14 mars 1214 (vieux style) : il ne mentionne pas expressément que cette libéralité a été faite pour récompenser Raoul de la Tournelle de la valeur qu'il avait montrée à la bataille de Bouvines ; il dit seulement : Propter quoddam fidele servitium : mais il est impossible de donner à ces mots un autre sens, lorsqu'on voit le nom de Raoul figurer en tête des chevaliers bannerets du Vermandois qui se trouvèrent à cette bataille. Parmi ces chevaliers, on en remarque plusieurs des environs de Montdidier : Robert de la Tournelle, Raoul de la Tournelle, Albert de Hangest, Bernard du Plessier, Hellin de Waverin, l'héritier de Raoul de Roie, Raoul d'Estrées, le seigneur de Moreuil, Hugues de Boves, Enguerrand de Boves, Robert de Boves, Gaultier d'Heilly, le châtelain de Péronne, l'héritier de Hangest, le châtelain de Noyon, Raoul de Clermont, Raoul du Pré, Jean de Roie, Gilles de Marches, Baudouin de Beauvoir, Barthélemy de Roie, Gautier d'Avesnes et son frère Ason, Henri du Chessoy, Raoul Flament, le châtelain de Nesle. (Cartulaire de Philippe-Auguste. Bibl. nat. 172.)

Dans les titres des douzième et treizième siècles, il est fréquemment question des la Tournelle, des Hangest, des Roie, des Plessier, des Moreuil, des Caix, des Rainneval, des Montigny, etc. Les familles de ce nom étaient les plus considérables des environs ; elles sont éteintes depuis longtemps, et bien peu en France peuvent se glorifier d'avoir vu leurs ancêtres combattre dans les plaines de Bouvines.

11 existe en Picardie, principalement dans le département de la Somme, un assez grand nombre de familles portant des noms historiques ; mais il ne faut pas se tromper, il n'y a entre elles et les anciennes maisons auxquelles elles ont la prétention de se rattacher, aucune parenté. Depuis quelques années, la manie des titres s'est emparée, dans ce pays, de beaucoup d'individus, et leur a totalement tourné la tête. Il y a une résurrection incroyable de blasons fabuleux ; on ne voit qu'armoiries sorties, plus brillantes les unes que les autres, du cerveau de leurs nouveaux possesseurs. Le bon sens picard, à la suite de nos révolutions, semble avoir éprouvé un rude échec, et c'est une chose curieuse à observer que ce retour vers les idées du passé, dans un siècle où l'égalité, bien plus que la liberté, est le but vers lequel tend la masse de la nation. Si l'on ne savait combien la vanité a d'empire sur nous, l'on pourrait éprouver quelque surprise en voyant au dix-neuvième siècle, se produire et obtenir du succès ces Annuaire, Livre d'or, Armorial, Montre et autres publications du même genre, éditées sans critique comme sans exactitude, composées par le premier venu, où chacun cherche à se distinguer de son voisin, tranche impudemment du comte et du baron, et, pour cinquante francs, voire même pour six francs, se donne la satisfaction de remonter aux croisades.

Si Haudicquer fut, avec raison, condamné aux galères à vie pour les faussetés insignes contenues dans son Nobiliaire de Picardie, quel châtiment n'ont pas mérité ces entrepreneurs de généalogies à forfait ? Combien de piquantes révélations nous aurions à faire, si nous nous occupions du blason et des familles ; mais aussi que de haines et de colères la vérité soulèverait contre nous !

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