Blason santerre.baillet.org

Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre VI - Section V

par Victor de Beauvillé

Section V

Siège du Tronquoy

Prise et destruction de la ville

Les habitants se retirent à Amiens et à Péronne

Le duc de Bourgogne vient à leur aide

Mort de ce prince

 

La trêve entre les Bourguignons et les Français étant expirée le 30 avril 1475, Louis XI entra en campagne immédiatement. Le Ier mai, il partit de l'abbaye de la Victoire, près Senlis, et, le 2, il envoya sommer le château du Tronquoy de se rendre : « Le mardy 2 may audit an, » dit la Chronique scandaleuse, « le roy, qui avoit envoyé sommer les Bourguignons tenant le dit Tronquoy, furent, d'iceux Bourguignons, tuez ceux qui estoient alez faire laditte sommation. Et pour ceste cause fist tirer son artillerie contre ledit lieu du Tronquoy, tellement que ledit jour à cinq heures après midy y fut livré l'assault fort et aspre, et fut emporté laditte place d'assault, et furent tuez et pendus tous ceux qui furent trouvez dedans, sauf et reservé un nommé Motin de Caulers, que le roy fist sauver, et si le fist esleu de Paris extraordinaire. Mais avant qu'ils fussent pris, firent grand résistance iceux Bourguignons contre les gens du roy, et tuerent audit assault le capitaine de Ponthoise, qu'on disoit estre vaillant homme, et autres gens de guerre et francs archers, et puis fut ledit lieu abattu et demoly. Et ledit jour de saincte-Croix s'en ala l'armée du roy mettre le siége devant Mondidier, pour ce qu'ils furent refusans d'eux rendre au roy. Et le vendredi 5 may audit an, fut mise et reduitte en la main du roy laditte ville de Mondidier, et s'en alerent ceux de dedans leurs vies sauves, et laisserent tous leurs biens, et puis fut toute laditte ville abatue.

Le samedy 6 may fut pareillement rendue la ville de Roye, et s'en alerent les Bourguignons de dedans, vies et bagues sauves, et puis fut rendu le chasteau de Moreul, pareillement que ceux de Roye. Et en faisant telles exécutions, que dit est, sur le dit de Bourgogne et son pays, par l'armée du roy, qui estoit si noble, telle et si belle compagnie et artillerie, que là où elle eust esté menée, y avoit gens assez pour en breftemps, prendre et mettre en la main du roy toutes les villes et places de Bourgogne, tant Flandres, Picardie que autres lieux, car tout fuyoit devant iceux. »

Le fort du Tronquoy, que Louis XI fit démolir, consistait, selon Gaguin, en une vieille tour, vetustissimam turrim, dont on voit encore l'emplacement. La garnison se composait de Bourguignons aux ordres du sire de Crèvecœur, gens déterminés, qui avaient causé des déprédations sans nombre sur les terres du roi ; aussi, n'ayant rien à espérer, se défendirent-ils avec la dernière énergie.

Voici comment Commines raconte le fait : « La trève faillit entre le roy et le duc de Bourgogne : pour quoy le roy eut très grand regret : car il eut mieux aymé un alongement de trève : toutesfois, voyant qu'il ne la pouvoit avoir, alla mettre le siège devant un méchant petit chasteau appelé le Tronquoy ; et estoit ja commencé l'an septante cinq : et estoit au plus beau, et au commencement de la saison : il fut en peu d'heures pris d'assaut : le lendemain le roy m'envoya arler à ceux qui estoient dedans Mondidier : lesquels s'en allèrent leurs bagues sauves, et laissèrent la place. L'autre jour en suivant j'allay parler à ceux qui estoient dedans Roye, en la compagnie de Monseigneur l'admiral bastard de Bourbon et semblablement me fut rendue la place ; car ils n'espéroient nul secours. Ils ne l'eussent pas rendue, si ledit duc eust esté au pays, toutesfois contre nostre promesse, ces deux villes furent bruslées. »

Charles le Téméraire, au lieu de veiller à la conservation des places qui lui appartenaient, était allé guerroyer au loin, et faisait le siége de Nuz en Allemagne, laissant ses provinces sans défense, exposées aux attaques de l'ennemi. La conduite de Louis XI fut indigne d'un roi : il viola ses engagements et faussa sa parole comme ne l'eût point fait le dernier chevalier de son armée. Les habitants furent chassés de leur demeure et la ville réduite en cendres.

La destruction de Montdidier est rapportée avec des particularités différentes, dans un ancien registre de la ville de Compiègne : « Le lendemain du tiers jours de may 1475, le roi Louis XI, qui estoit logé à Trinquet, près du Tronquoy, ne chemina point parce qu'il étoit les Innocents en tel jour et le lendemain qui fut le jour de l'Ascension de Nostre Seigneur, ne se meust ny son armée pour la solempnité du jour, mais fist sommer la ville de Montdidier, laquelle se rendit à son obéissance, sauf les corps et biens de ceux qui estoient dedans. Au regard de ceux de la ville y demeuroit qui vouloit. Ceux qui suivoient le parti de Bourgogne s'en alloient avec les gendarmes, ailleurs, ou bon leur sembloit. Et la dicte ville au roy, a fait abbattre ses murs et emplir ses fossés, et a fait ville champêtre. Depuis voulut être arse et bruslée et du tout détruite après que les gens de la ville ont eu quatre jours d'intervasle pour eux et leurs biens vuider hors. »

Ce fut le 10 mai 1475 que Louis XI ordonna de mettre le feu à Montdidier : à aucune époque notre ville n'éprouva un désastre aussi complet ; il surpassa l'incendie de 1470. Le roi se montra impitoyable : ce que les flammes épargnèrent, il le fit détruire. Jamais on n'exerça de vengeance plus cruelle envers des vaincus ; il ne resta pas une seule maison debout, notre malheureuse cité fut rasée au niveau du sol, et, selon une expression bien significative, transformée en ville champêtre : aussi, pendant sept ou huit mois, fut-elle totalement inhabitée.

Une partie des habitants se retira à Amiens, et, comme cette ville appartenait au roi, on délibéra si on leur donnerait asile ; la compassion engagea à les admettre. Par délibération du 29 mai 1475 : « Sur ce qu'il a esté parlé au dict eschevinaige des gens et habitants de Corbie, Montdidier, Roye et Doullens qui estoient venus à refuge en la ville d'Amiens à cause de ce que leurs villes avoient esté demolies, arses et abatues de par le roi, pour ce qu'elles tenoient parti contraire du roi nostre dict sire, et murmuroient aucuns que c'estoit grant dangier de tenir les dictes gens et souffrir demourer en la dicte ville, pour ce que ils pourroient faire grands inconvéniens en la dicte ville, fust de bouter feux ou aultres meschiefs, et les autres disoient que c'estoient bonnes gens qui estoient detruis et chassées hors de leur astre, et ne se savoient ou bouter et s'ils estoient venus à refuge en la dicte ville, ils n'y estoient pas venu pour mal et y avoient amené leurs femmes et leurs enfants ; finablement, tout considéré, Mrs ont ordonné qu'ils laisseront encore la chose en l'estat qu'elle est sans en parler ni en faire esclande, et sera sçu par les paroisses quelles gens se sont, et comment ils se gouvernent, et ce sçu, il y sera pourveu comme il appartiendra. »

La conduite que tinrent les réfugiés ayant satisfait les plus exigeants, la ville d'Amiens se montra généreuse envers eux : elle permit à tous les ouvriers « d'ouvrer de leurs mestiers puisqu'ils avoient esté maistres et tenu leurs ouvroirs esdictes villes dont par fortune de guerre et destrusion de leurs villes, ils se seroient partis ; et ne feront aucuns chiefz-d'œuvre, mais ils paieront les bienvenues et droix des mestiers, selon la teneur des briefs de la dicte ville d'Amiens. »

Péronne profita de la destruction de Montdidier. Un grand nombre d'habitants allèrent y chercher un refuge ; mais cette ville n'imita pas le noble exemple qu'Amiens avait donné, et voulut exploiter la triste situation de nos ancêtres ; elle consentit à accueillir ceux d'entre eux qui avaient pu sauver quelques débris de leur fortune, sans vouloir se charger des infortunés qui avaient tout perdu. Le 22 septembre, la commune prit l'arrêté suivant : « Est ordonné les habitants des villes de Roye et Montdidier qui sont venus avec les gens de guerre de la dicte ville demeurent en ceste ville si bon leur semble avec ceulx qui se sont partis paravant la désolation desdites villes se ils ont de quoy vivre et si auscuns desdites villes sont venus depuis la désolation d'icelles villes se partiront, sauf ce qui chascun qui demeuroient ne leur femme, gens ou maison ne pourront conserver ne reparer esdites villes. »

C'était une étrange manière d'exercer l'hospitalité envers nos aïeux que de les recevoir à la condition expresse qu'ils ne pourraient plus retourner dans leur pays, réédifier leurs maisons et y demeurer avec leur famille ; autant valait-il les repousser tout à fait. La conduite inhospitalière des habitants de Péronne forme un contraste d'autant plus frappant avec celle des Amiénois, qu'ils n'avaient point comme ceux-ci de raisons pour fermer leurs portes aux Montdidériens : Péronne et Montdidier étaient soumis au duc de Bourgogne, et formaient deux villes réunies dans un même gouvernement, ayant les mêmes lois, les mêmes intérêts, le même seigneur ; l'égoïsme le plus brutal peut seul avoir dicté l'arrêté inqualifiable de l'échevinage de Péronne.

Louis XI dédaigna la possession d'une ville où il n'y avait plus ni maisons ni habitants, et Charles le Téméraire, qui en conservait toujours la suzeraineté, essaya de la relever. Se trouvant à Péronne au mois de novembre de cette fatale année 1475, il engagea les Montdidériens à retourner dans leur patrie ; quelques-uns y étaient déjà revenus, mais leur misère était au comble. Ils s'adressèrent à leur seigneur pour obtenir des secours. Charles ne pouvait demeurer insensible à la prière de sujets qui l'avaient toujours servi avec fidélité, et il leur accorda ce qu'ils demandaient. La requête des habitants était bien modeste : ils sollicitaient seulement l'autorisation de continuer à prélever deux sols par chaque minot de sel vendu à Montdidier. Cette faveur, que le duc leur avait octroyée en 1465 pour dix années, était expirée au mois de juillet précédent : « Nostre dite ville, » portent les lettres patentes données à Péronne le 27 novembre 1475, « est totalement desnuée de gens et à présent comme inhabitée, et n'est apparent que en brief temps lesd. exposants se puissent amaisonner, ne reedifier pour la pauvreté d'eux, combien qu'ils ayent vouloir et affection de ce faire, si de nostre grace ne leur est sur ce pourveu. » Cet octroi sur le sel leur est accordé, ajoutent les mêmes lettres, « afin que lesdits exposans se puissent tant mieux amaisonner, et ayant le meilleur courage de retourner en nostre dite ville et y demourer nos bons vrais et loiaux subjets comme à tous jours se sont démontrés envers nous. » (Pièce just. 41.)

Un certificat du 15 décembre 1475, de Guillaume de Lignières, écuyer, seigneur de Domfront, « lieutenant à Montdidier de monseigneur le gouverneur et bailly des villes, prevostés, chastellenies de Péronne, Montdidier et Roye pour nostre redoubté seigneur et prins monseigneur le duc de Bourgogne, » mentionne différents paiements faits à plusieurs charpentiers qui avaient travaillé à réparer les ponts de la porte du Saint-Sépulcre, brûlés et rompus par les Français.

La mort de Charles le Téméraire, tué devant Nancy le 5 janvier 1476, ne lui permit pas de réaliser les bonnes intentions dont il était animé envers nos ancêtres ; ce dénoûment imprévu était peut-être ce qui pouvait leur arriver de plus heureux, car il mit fin aux guerres déplorables qui depuis si longtemps désolaient la Picardie.

Jamais il n'y eut pour notre pays d'époque plus féconde en événements lamentables que le quinzième siècle. Les maux qui affligèrent nos aïeux allèrent toujours croissants ; néanmoins, durant cette longue suite de calamités, leur fidélité ne se laissa jamais ébranler, elle sembla grandir avec l'adversité et puiser de nouvelles forces dans les revers ; toujours ils furent attachés au duc de Bourgogne, dont ils avaient librement embrassé la cause, sans que la mauvaise fortune de Charles le Téméraire vînt un seul instant affaiblir l'attachement qu'ils avaient juré à sa famille. Pendant le règne de ce prince, que n'eut point à souffrir notre ville, et à quelles cruelles vicissitudes ne fut-elle pas condamnée ? Prise et reprise quatre fois, incendiée deux fois, elle finit par être détruite à ras de terre, et l'on aurait pu passer la charrue sur la place qu'elle occupait. Vainement y chercherait-on quelques restes d'antiquités : tout disparut à cette époque désastreuse. Malgré son ancienneté, Montdidier n'offre rien d'intéressant aux regards des curieux, ce n'est qu'une ville de la fin du quinzième, ou plus exactement du commencement du seizième siècle, une cité neuve avec les apparences de la vieillesse ; aussi, à l'exception du palais de justice et de quelques parties insignifiantes de l'église Saint‑Pierre, on n'y voit aucune construction antérieure à 1475, année de funeste mémoire.

*
 

Retour
Retour

Accueil
Suite