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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre X - Section II

par Victor de Beauvillé

Section II

Siége de Montdidier par les Espagnols

Résistance courageuse des habitants

Les journaux font l'éloge de leur conduite

Accueil flatteur que Louis XIII fait à nos ancêtres

Peste violente

 

Depuis plusieurs années on travaillait aux fortifications, et l'on ne tarda pas à reconnaître combien cette précaution était utile. En 1635, la guerre éclata entre la France et l'Espagne. L'année suivante, l'armée espagnole, forte de quarante mille hommes, commandée par Jean de Werth et Piccolomini, envahit la Picardie, prit la Capelle et le Catelet, brûla Bray, passa la somme à Cerisy, et s'empara de Roye, le 8 août 1636.

Au sujet de la prise de cette ville, Scellier fait les réflexions suivantes, que nous soumettons, sans commentaire, à l'appréciation de nos voisins :

« Cette facilité que messieurs de la ville de Roye ont toujours fait paraître à recevoir chez eux les ennemis, mais surtout les Espagnols, leur en a acquis le nom, et quelque chose même dans les manières. Ce qui fait que depuis ce temps les habitants de Montdidier et ceux des environs les appellent Espagnols. Effectivement, on trouve qu'ils imitent les rodomontades de cette nation, et qu'on ne pourroit faire un portrait plus fidèle d'un Espagnol qu'en décrivant les actions ordinaires qu'on leur voit faire. Seroit-il, après tout, impossible que les Espagnols, dans les différents séjours qu'ils ont fait dans cette ville, n'aient pris de ces libertés qui flétrissent toujours les réputations des maris quand elles sont connues, et par conséquent n'aient espagnolisé la postérité des Royens ? Mais, quoy qu'il en soit, il est toujours certain qu'il y a dans eux quelque chose d'extraordinaire et qui sent de l'étranger. »

Le jour même de la prise de Roye, Piccolomini s'avança vers Montdidier et se saisit de Moreuil et de son château, dont la garnison capitula faute de vivres ; il se rendit maître également des châteaux de Piennes, Mortemer, Maignelay, Plainville, Bouillancourt et autres, où il mit de fortes garnisons. Entre sept et huit heures du soir, il envoya deux trompettes sommer la ville de se rendre dans les vingt-quatre heures, menaçant, ce délai expiré, de la livrer au pillage et de la réduire en cendres.

A cette déclaration, l'effroi fut grand parmi les habitants ; plusieurs abandonnèrent leur demeure. La place était presque entièrement dépourvue de moyens de défense, et la garnison peu nombreuse. Le 4 juillet, on avait fait sortir six compagnies du régiment des Gardes Françaises, et il ne restait qu'un régiment allemand commandé par le colonel de Rantzau : Gabriel de Blotteflère, qui était revêtu de la charge de gouverneur, refusait d'en remplir les fonctions.

Remis de la première impression que leur avait causee une invasion si soudaine, les Montdidériens reprirent courage, et répondirent : « Qu'étant nés François, ils devoient au roi une fidélité tout entière ; qu'ils ne pouvoient se rendre sans violer le serment que les sujets doivent à leur prince souverain. » Ils terminaient en demandant un délai de huit jours pour informer le roi de l'état des choses, et s'engageaient à rendre ensuite une réponse définitive. On ne cherchait qu'à gagner du temps. Copie de la sommation fut aussitôt envoyée à Compiègne, au maréchal de Châtillon, et à Louis de Bourbon, général de l'armée royale. Dans la nuit on dépêcha des exprès à Saint-Germain pour donner à la cour avis de ce qui se passait et solliciter les secours nécessaires. Comme l'on pensait bien que la suspension d'hostilités ne serait pas accordée, les habitants travaillèrent immédiatement à mettre la ville en état de défense. Les faubourgs étant la partie la plus exposée, on s'occupa sans retard de pourvoir à leur sûreté ; trente hommes éprouvés furent placés dans chacun des cinq moulins de la vallée ; ils formaient une avant-garde de cent cinquante hommes, chargée de défendre les approches de la place. On creusa des fossés, et l'on éleva de fortes barricades aux endroits les plus faibles.

Les Espagnols serraient la ville de près. La trêve de huit jours, qui n'était qu'un moyen de traîner les choses en longueur, avait été rejetée ; il y avait entre les assaillants et les habitants des escarmouches fréquentes.

Le 11 août, les exprès que l'on avait dépéchés à Saint-Germain revinrent, rapportant pour toute réponse, que les habitants fissent du mieux qu'ils pourroient ; que dans peu on verroit le roi à la tête d'une puissante armée pour reprendre les places conquises par les ennemis, et les repousser hors loin des frontières. Il n'était nullement question de secours.

Sur cette réponse très-peu encourageante, on convoqua les habitants à l'hôtel de ville pour les informer de l'échec de nos envoyés, et aviser à ce qu'il y aurait à faire. L'indécision pouvait être funeste. Un Montdidérien zélé, comme il y en aura toujours, pour l'honneur de sa patrie, prit la parole, et ses accents chaleureux empêchèrent le découragement de pénétrer dans les cœurs. (Pièce just. 51.) On ne pensa plus qu'à se défendre et à faire payer chèrement à l'ennemi sa téméraire agression.

En remplacement du sieur de Blottefière, le roi envoya à Montdidier Jacques de Maurepas, aide de camp de ses armées ; il avait pour lieutenant Florent de Bracquemont. Le 26 août, le comte de Soissons parvint à faire entrer cinq compagnies de carabins du régiment de Plancy ; les habitants armèrent à leurs frais quatre cent cinquante paysans réfugiés dans la ville, et les défrayèrent pendant toute la durée du siége, ainsi que huit compagnies du régiment de Bussy. La dépense s'éleva à 15,000 liv. ; mais ce sacrifice, quelque considérable qu'il fût, n'était rien auprès de ce que l'on aurait eu à souffrir si les Espagnols avaient livré la ville au pillage.

Chacun apportait une ardeur extrême à repousser leurs efforts ; pas un bras ne restait inactif ; les femmes et les filles partageaient l'élan général ; elles portaient des vivres sur les remparts, et veillaient à ce que rien ne manquât à leurs braves défenseurs.

Les affaires d'avant-postes se renouvelaient presque chaque jour ; la hardiesse et la ténacité des combattants étaient égales de pan et d'autre. On forma deux compagnies d'infanterie de cent hommes, dont le commandement fut donné à Jean Bosquillon, sieur de Sainte-Hélène. Dans une sortie de nuit, elles firent quinze prisonniers, s'emparèrent de vingt chevaux et de quelques bagages. Ce succès enhardit les plus timides ; chacun voulait s'enrôler et courir à l'ennemi. Deux à trois cents hommes déterminés, auxquels on joignit un nombre égal de paysans choisis parmi ceux qui étaient venus chercher un refuge à Montdidier, formèrent une troupe d'élite, qui prit pour drapeau celui de la compagnie des arquebusiers ; il était de taffetas blanc, aux armes du roi et de la ville, avec cette devise en lettres d'or : Pro rege et patria.

Aussitôt organisée, cette troupe, impatiente de se signaler, se mit en campagne, et alla se placer en embuscade. Deux jours s'écoulèrent sans qu'on eût de ses nouvelles ; l'inquiétude commençait à gagner les habitants, lorsque, le troisième jour, le guetteur, qui était en sentinelle sur l'un des clochers, donna le signal ; il apercevait dans la plaine un gros de gens armés s'avançant vers Montdidier. L'alerte fut vive ; heureusement on reconnut bientôt que c'étaient nos soldats qui revenaient. Après s'être dirigés vers le Cardonnois, nos vaillants défenseurs avaient rencontré l'ennemi entre ce village et Cantigny, et une mêlée sanglante s'était engagée : la victoire fut vivement disputée, enfin elle se décida en notre faveur. Les Espagnols prirent la fuite, laissant cent cinquante hommes sur le terrain, et trente prisonniers ; ils perdirent en outre plusieurs chevaux et beaucoup de bagages.

Notre perte fut peu considérable en comparaison de la leur. Nos braves compatriotes firent dans la ville une entrée triomphale, au bruit des cloches et des acclamations universelles.

Pour soutenir l'infanterie et agir plus rapidement, on forma deux compagnies de cavalerie de cent hommes. L'enthousiasme était si grand qu'en quatre jours elles furent complétement équipées ; on se servit des chevaux appartenant aux particuliers et aux paysans qui se trouvaient dans la ville ; le commandement en fut confié à un ancien officier, nommé Milon de la Morlière ; son étendard était de taffetas bleu, chargé de fleurs de lis d'or, avec cette devise : Tantum pro liliis.

Informées que les Espagnols, au nombre de douze cents, occupaient les villages de Pérennes, Harissart, Plainville, Broyes, le Cardonnois, et que le bois de la Longuehaie, situé sur cette dernière commune, leur servait de retraite, infanterie et cavalerie battent l'estrade, et marchent à l'ennemi, qu'elles joignent près du bois. La mêlée fut rude. Nos troupes chargèrent avec vigueur ; les Espagnols se défendirent opiniatrément ; il fallut les déloger successivement de toutes les positions qu'ils occupaient. Les habitants des villages voisins, opérant une heureuse diversion, vinrent prendre l'ennemi à dos, et l'attaquèrent à propos au passage du bois : deux cents Espagnols demeurèrent sur la place, et le reste chercha son salut dans la fuite : la cavalerie s'élança à leur poursuite, et fit un grand nombre de prisonniers ; presque tout le bagage et quantité de chevaux tombèrent en notre pouvoir.

Le nom de Coupe-Gorge, donné au défilé qui se trouve à l'extrémité du bois du Cardonnois, traversé par la route de Rouen à la Capelle, est un souvenir du combat livré en ce lieu. Dans la partie de bois défrichée, à quatre-vingt-deux mètres de l'axe de la grande route, on voit encore des retranchements en terre parfaitement conservés. Suivant la tradition, ils furent exécutés par les Espagnols qui s'y étaient retirés. (Pièce just. 51 bis.) La vallée à droite du Coupe-Gorge, sur le territoire de Fontaine, s'appelle la vallée à Polaques : on désignait ainsi les Polonais qui servaient sous Jean de Werth ; Polonais, en espagnol, se dit Polaco. Les troupes formant l'armée assiégeante n'étaient pas composées uniquement d'Espagnols, mais de différents corps recrutés en Allemagne et dans le nord de l'Europe. Le mot Polaque s'est perpétué dans le pays pour désigner un individu contrefait ou, grossier ; plus d'une fois nous l'avons entendu proférer comme une injure par les gens du peuple.

Irrité du mauvais résultat de son entreprise, l'ennemi envoya sommer une seconde fois Montdidier de se rendre, accompagnant cette injonction de ses menaces ordinaires. La décision de nos ancêtres ne se fit pas longtemps attendre, et ce fut par de nouveaux succès qu'ils répondirent à cette insolente proposition. Furieux de voir notre ville lui opposer une résistance à laquelle il ne s'attendait nullement, alors que tant d'autres places plus importantes et mieux fortifiées n'avaient pu tenir devant lui, Jean de Werth s’avança en personne devant Montdidier.

Le 10 septembre, sur les quatre heures du soir, à la tête de cinq à six mille hommes, il s'approcha des murailles à la portée du canon, et prit position entre la ville et la ferme de Defoy. Sa présence fut fatale à une compagnie de soixante chevau-légers que le baron de Neuvillette essayait d'introduire dans Montdidier ; elle tomba dans une embuscade que l'ennemi lui avait dressée, et fut taillée en pièces ; son commandant, après de courageux efforts, ne parvint qu'à grand'peine à échapper et à pénétrer en ville, suivi de quatorze des siens, presque tous blessés.

Les habitants firent une résistance vigoureuse ; l'artillerie opposa un feu continuel aux attaques des Espagnols. Un canon, en batterie sur la plate-forme du Moulin-à-Vent, creva à force de tirer ; enfin Jean de Werth fut obligé de se retirer, après avoir éprouvé un échec signalé ; il perdit dans cette entreprise trois capitaines, deux cornettes et un grand nombre de cavaliers.

Cette attaque fut la dernière : l'approche du roi, à la tête de ses troupes, et l'arrivée du duc d'Orléans à Roye, avec des forces imposantes, contraignirent les Espagnols à se retirer ; ils s'éloignèrent, détruisant les récoltes, arrachant les vignes, réduisant en cendres plus de soixante-dix bourgs et villages. Ainsi une armée nombreuse, aguerrie, commandée par des généraux habiles, avait échoué devant une ville privée presque entièrement de moyens de défense ; mais le courage supplée au nombre, et l'amour de la patrie surmonta tous les obstacles.

Le siége de 1636 fut plutôt un blocus qu'un siége en règle ; car, durant les trente-quatre jours que les Espagnols restèrent devant Montdidier, ils n'y livrèrent pas un seul assaut : on se borna de part et d'autre à des courses et à des sorties qui tournèrent toujours à l'avantage de nos concitoyens ; ils ne perdirent que quatre-vingts des leurs, et eurent autant de blessés, tandis que les Espagnols comptèrent six à sept cents hommes tués et autant faits prisonniers.

Ce siége, bien moins désastreux que ceux que Montdidier eut à soutenir contre les Anglais et les Bourguignons, a laissé néanmoins des traces plus durables dans l'esprit de nos compatriotes. Cette différence provient, d'abord de ce qu'il est plus récent, et ensuite de ce qu'il s'est trouvé des chroniqueurs pour en perpétuer le souvenir, tandis que l'obscurité la plus profonde recouvre les événements accomplis lors des siéges funestes des quinzième et seizième siècles.

Les journaux du temps rendirent compte des exploits de nos aïeux, et pavèrent à leur valeur un légitime tribut d'éloges. Les faits qu'ils mentionnent, étant différents de ceux que nous avons rapportés plus haut, méritent d'être mis sous les yeux du lecteur ; c'est un devoir pour nous de ne rien omettre de ce qui intéresse l'honneur de nos pères. On nous pardonnera de citer textuellement, car plus d'un grand lecteur de journaux serait fort embarrassé s'il lui fallait avoir recours à ceux de 1636 :

« De Montdidier le 25 août 1636.

Le sieur de Maurepas nostre gouverneur, ayant eu avis, le 19 du courant, que 35 ou 40 des ennemis s'estoient saisis d'un moulin du village de Flamicourt à une lieue et demie d'ici, sortit aussitôt avec 15 cavaliers et 20 hommes de pied, qui les attaquèrent par un lieu où il fit venir ses gens à couvert ; puis se mettant en estat de les forcer dans ce moulin, sa résolution leur fit croire qu'il avoit plus de gens autour de lui, et s'étonnèrent de sorte qu'ils se rendirent à vie sauve. Douze furent retenus prisonniers, et entre eux un sergent qu'il envoya au comte de Soissons. Depuis les ennemis ont esté contraints de quitter à leur exemple tous les moulins d'ici autour, d'où ils tiroient force farines. Le lendemain 20, le mesme gouverneur ayant eu avis qu'il y avoit des coureurs près d'ici, y envoya le sieur de Bracquemont ; lequel ayant trouvé trente chevaux des ennemis qui repassoient au village de Roquencourt, donna dedans et le chargea si brusquement, qu'en ayant tué quelques-uns, il fit prisonnier le lieutenant qui les commandoit, et sept ou huit autres qu'il amena en cette ville avec 20 bons chevaux ; car ceux qui les montoient se sauvèrent à pied dans les jardinages voisins. Ces deux avantages, bien que médiocres, ont tellement escarté les ennemis d'ici autour, qu'ils nous ont donné la liberté d'y parachever nos moissons, que leur prompte arrivée avait interrompues, et nous apprennent que c'est beaucoup moins de leur courage qu'on ne s'en estoit promis. »

La défaite de 50 cavaliers et cent mousquetaires ennemis, par les habitans et garnison de Montdidier ; avec les particularités de 4 autres avantages qu'ils ont eu sur les mesmes ennemis.

« La louange est l'aliment de la vertu ; et comme il est ridicule d'en donner à ceux qui ne le méritent pas, on n'en peut refuser sans injustice aux belles actions des habitans. Ils ne furent pas plustost revenu du premier effroi que leur causa la proximité de l'ennemi venu au pied de leurs murs, que le sieur de Maurepas leur gouverneur aidé du soin de leur mayeur, les ayant animés par la mémoire du passé et les pitoyables exemples du présent, auquel chacun devoit en se bien défendant opérer son salut par ses mains propres, les trouva tous disposez à bien faire. L'occasion s'en presenta bientost. Car le lundi 18e du passé (qu'on avoit cru le 19) ce gouverneur ayant eu avis que quelques croates, dont on ne pouvoit pas bien déterminer le nombre, estoient à une lieue de là au village de Flamicourt ; il sort à la tête de 20 de ces habitans bien montés et trente mousquetaires, qui se rendirent maistre du lieu : non par composition comme on avoit dit, mais par la force : y tuans seize des ennemis, et emmenans treize prisonniers avec leurs chevaux et armes : le reste se sauva à la faveur des prairies et marais inaccessibles aux chevaux.

Le 20e en suivant, le sieur de Bracquemont lieutenant du gouverneur estant sorti avec 22 desdits habitans pour reconnoistre s'il n'y avoit point d'ennemis là autour, fit à trois lieues de Montdidier les exploits que vous avez sceu : et ayant rapporté force butin : et les Bourguignons ayant mis le feu à son village de cholère.

Le 24e, cette mesme passion et le désir d'avoir leur revanche, fit sortir de Roye cinquante cavaliers et autant de piétons ennemis, avec des chariots et charettes, pour enlever les grains et meubles qui estoient dans le chasteau de Maignelets et ès environs et s'estans divisés : scavoir la cavalerie du costé de Montdidier et les gens de pied vers Lanteguier l'une et l'autre escortans les chariots : pour lesquels attaquer, le sieur de Bracquemont sortit avec les memes habitans, les attrapa et defit ; en tua dix sur le champ, et fit douze prisonniers, qu'il emmena à Montdidier, la plus part blessés à mort : avec leurs chariots attelés de bons chevaux et bonne partie de leur équipage : le reste des ennemis s'estant sauvé à bien courir. Ces braves habitans n'estoient pas encore tous descendus de leurs chevaux, qu'une alarme de l'ennemi sonne le bouteselle à leurs compatriotes tous frais. A la teste desquels se met le sieur de Maurepas, qui n'ayant pas esté à la precedente charge de ce jour là, voulut avoir sa part de la seconde : et avec ledit sieur de Braquemont se fait voir aux ennemis ; lesquels au bruit des mousquetades estoient venus donner jusques dans un fauxbourg de Montdidier pour tacher de recourre les leurs. Les nostres ne furent pas plustost sortis, qu'ils se coulent le long des hayes et des vignes jusques sur l'ennemi : auquel ils tuèrent d'abord leur chef qui estoit un cornette dont la perte leur fut si sensible, qu'au lieu de continuer leur dessein, ils rebroussèrent tout court à Roye fort tristes et désolés : envoyans ensuite un tambour pour redemander son corps : lequel a dit que les ennemis voudroient avoir racheté sa vie de 30 mil escus.

Le 26, ledit sieur de Braquemont continuant ses courses rencontra près Boulemont d'autres ennemis : huit desquels il tua : en fit douze prisonniers : amena sept des plus belles cavales et deux chariots. Ce qui seroit bien suffisant pour faire voir quelle estime les François doivent faire de tels ennemis : mais qu'il n'y a eu aucun de ces habitans tué : non pas mesme blessé en toutes ces rencontres : j'ai trouvé le fait si estrange que de peur de diminuer la foi de mes escrits, j'ai esté sur le point de le taire, comme j'eusse fait sans le tesmoignage irréprochable qu'on m'en a donné. Ce qui ne doit plus faire douter aucun de la protection divine envers eux et tous ceux qu'à leur exemple ne se voudront point feindre à la defense de leurs biens et de leurs vies.

Toutes fois ces exploits (qui sembleront notables à tous ceux qui auront mis la main a telle besogne) sont encor moindres que celui du 27e, auquel le sieur de Braquemont sortit de Montdidier au point du jour avec 20 de ces habitans à cheval ; et 40 fantassins conduits parle sieur de Sainte Helène, se mit en embuscade à 2 lieues de là dans le bois Colart. D'où avant sceu que 50 chevaux et cent mousquetaires ennemis conduisent plusieurs chariots et charettes chargées de vivres et meubles volé par eux en plusieurs chasteaux : il depesche à Montdidier demander du renfort au sieur de Maurepas, qui lui envoya aussi tost une partie des carabins du baron de Planci, là arrivés le jour précédent. Braquemont voyant que cependant les ennemis prenoient à costé pour gagner le bois de Longuehaye, sort de son embuscade et leur coupant chemin va plusieurs fois à la charge, entretenant l'escarmouche ; tant qu'au bruit de plus de 300 coups de mousquets et de pistolets qui furent tirés, les carabins s'avancent et se joignant à nos braves bourgeois se virent tous ensemble sur les ennemis : de telle furie qu'ils en estendent 43 sur la place, en font 45 prisonniers, tous bléssés : le reste, aussi une grande partie blessé comme on croit, gagne le bois laissant aux nôtres 28 chariots, et la pluspart de leurs chevaux pour les gages, et s'allèrent vanger sur un village du majeur où ils mirent le feu. Ils envoyèrent sur le soir du mesme jour un trompette pour reclamer plusieurs prisonniers : auquel les nostres ayant fait bonne chère il leur confessa entre deux vins qu'ils avoient en leurs sorties et parties faites, plus tué de gens aux ennemis qu'ils n'en avoient perdu devant la Capelle, le Catelet et Corbie. »

« Du bureau d'adresse, le 3 septembre 1636, avec privilége.»

La résistance des habitants empêcha l'ennemi de pénétrer plus avant dans le royaume. L'effroi avait été grand dans Paris, à la nouvelle de cette brusque invasion ; les habitants croyaient déjà voir à leurs portes Jean de Wert avec ses terribles bandes ; nos ancêtres, en arrêtant leur marche victorieuse, donnèrent au roi le temps de réunir une armée et rendirent à l'État un service signalé.

Nous avons réclamé plusieurs fois à la Bibliothèque nationale la communication de diverses pièces portées au catalogue concernant l'invasion des Espagnols en Picardie ; mais sous différents prétextes on a toujours éludé cette demande. Ces pièces n'intéressent peut-être nullement Montdidier ; toutefois nous tenons à constater qu’il n'y a aucun reproche à nous faire. N'est-il pas déplorable que deux ans après l'impression du catalogue, les ouvrages dont il fait mention ne soient pas encore à la disposition du public ? De toutes les misères qui affligent l'Humanité, l'obligation de faire des recherches à la Bibliothèque nationale n'est pas une des moindres ; il faut un fonds de patience inépuisable pour surmonter les contrariétés de toute nature qu'on y éprouve.

Louis XIII, s'étant mis à la tête de ses troupes, se dirigea vers Corbie, où les Espagnols s'étaient enfermés. Le roi passa à Maignelay au mois de septembre, et logea au château appartenant au maréchal de Schomberg. Le maïeur, les échevins et plus de deux cents habitants profitèrent de l'occasion pour aller lui offrir leurs hommages, rendre compte de leur conduite et présenter les clefs de la ville. Ils étaient revêtus des habits qu'ils portaient pendant le siége, couverts de poussière, souillés de sang et de fumée. Lorsqu'on annonça le maïeur et les habitants de Montdidier, le roi, qui était à table, se leva aussitôt, alla au-devant d'eux et les reçut avec toutes les marques d'une tendresse véritable. Il ne voulut pas qu'ils fléchissent le genou pour lui parler, et refusa de la manière la plus flatteuse les clefs de la cité : Elles sont bien chez vous, leur dit-il, j'en ai des preuves trop récentes et trop authentiques ; conservez-les-moi toujours et vos cœurs avec la même fidélité que vous avez témoigné à mon service dans la dernière occasion où vous avez acquis beaucoup de réputation. Voyez ce que vous voulez que je vous donne et accorde pour la recognoitre qui soit avantageux et utile au bien commun de votre ville et de ses habitans, je le ferai volontiers ; songez-y et me le faites savoir incessamment, car je veux que la postérité se souvienne de votre fidélité par les bienfaits dont je veux vous récompenser. Nos ancêtres se retirèrent enchantés de l'accueil qu'ils avaient reçu.

A peine échappée au danger de l'ennemi, la ville eut à combattre un autre fléau : la peste se déclara avec une violence extrême. Cette maladie terrible fut apportée par les Espagnols qui en étaient attaqués ; beaucoup d'habitants que la présence de Jean de Werth n'avait pas effrayés, prirent la fuite. Le 2 septembre, l'échevinage fit défense de quitter la ville sous peine de 100 liv. d'amende, avec injonction à tous ceux qui en étaient sortis d'avoir à y rentrer s'ils ne voulaient encourir la même condamnation. Dès que les médecins et chirurgiens remarquaient sur quelqu'un les symptômes de la maladie, ils étaient tenus d'en donner avis, et les malades devaient se retirer dans un logement préparé hors des murs pour les recevoir : une maison isolée fut destinée aux airieurs, fossoieurs, enterreurs de corps morts, et au chirurgien pour avoir expédition d'eux. Les lieux infectés étaient, huit jours après le dernier décès, aérés par airieurs ayant prêté serment en justice ; l'aérement se faisait de nuit, portes et fenêtres fermées. Cette dernière précaution avait pour but, sans doute, d'empêcher que la contagion ne se répandît au dehors ; mais, malgré l'efficacité des procédés que l'on pouvait employer, il nous semble que c'était, comme l'on dit vulgairement, enfermer le loup dans la bergerie, et qu'il valait mieux renouveler l'air que de le concentrer dans l'intérieur des habitations. Lors de l'opération, les voisins étaient avertis à l'avance : chaque propriétaire devait entretenir du feu devant sa porte depuis cinq heures jusqu'à six heures du soir ; la maison où mourait un pestiféré était tendue de noir et fermée ; l'enlèvement du corps se faisait nuitamment. On prit une chambré à l'Hôtel-Dieu pour loger l'ecclésiastique chargé d'administrer aux malades les derniers sacrements, et le chirurgien fut installé dans le pavillon du jardin des Arquebusiers. La contagion sévit avec plus d'intensité pendant les mois de septembre, octobre et novembre ; afin d'assurer la subsistance des malades, on fut obligé de lever une somme de 3,000 livres sur les habitants.

Le mépris public fit justice de ceux qui, dans cette circonstance douloureuse, avaient manqué à leur devoir. Les clefs de la ville étaient partagées ordinairement entre le plus ancien maïeur et le gouverneur ; en vertu d'une délibération spéciale prise à l'hôtel de ville, le 18 octobre 1636, elles furent remises entre les mains de Florent de Bracquemont, lieutenant du roi, et de Baptiste Capperonnier, maïeur précédemment en charge, de préférence au maïeur le plus ancien, qui était sorti de la ville, et qui depuis son retour réclamait le privilége attaché à son titre. Sa demande fut rejetée. Pouvait-il en être autrement, et devait-on confier les clefs de la cité à celui qui l'abandonnait à l'heure du danger ?

D. Pagnon, dans la relation des miracles de saint Luglien, prétend que la ville fut délivrée de la peste peu après une procession semblable à celle de 1626 ; nous ne contestons pas l'efficacité du remède, il est fâcheux néanmoins qu'on ne se soit pas avisé d'y avoir eu recours plus tôt.

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