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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XII - Section IV

par Victor de Beauvillé

Section IV

Inauguration du drapeau tricolore

Fête de la fédération

Suppression des anciennes juridictions

Établissement des tribunaux de district et de paix

 

Le drapeau tricolore n'avait point encore été arboré dans notre ville : il ne devait pas tarder à l'être. Pour donner plus de solennité à l'inauguration de ce nouvel emblème national, il fut résolu que les trois couleurs feraient leur apparition officielle le 5 juillet, fête de la translation des reliques des saints Lugle et Luglien, que ce jour, déjà très-solennel, ne pourrait que donner un nouvel éclat à la bénédiction du drapeau. (Registre aux délibérations.) Un membre du conseil général de la commune fut chargé par ses collègues d'aller à Amiens et d'en faire l'acquisition. Le conseil municipal le remit à la garde nationale au jour indiqué, et le lui confia, comme un gage de paix et d'union. Flatteuse espérance que l'avenir devait bientôt démentir. Le drapeau fut porté à l'église Saint-Pierre ; les officiers municipaux et les notables s'y rendirent avec les officiers de la garde nationale, et, entourés du clergé de la paroisse, s'agenouillèrent sur les gradins de l'autel. Le maire, après un discours qui respirait la sensibilité, et annonçait combien il avait été pénétré de la majesté imposante de cette cérémonie religieuse qui devait être à jamais le signal de la paix et de l'union entre les habitants, présenta le drapeau à bénir ; le curé répondit au discours du maire avec dignité et patriotisme ; il bénit le drapeau, le plaça sur l'autel et le rendit au maire en l'embrassant. Ce magistrat-citoyen en fit aussitôt l'hommage à la garde nationale en la personne de M. Levasseur, chevalier de Saint-Louis, son commandant, qu'il embrassa. Aussi ce moment, auquel le ministre de l'autel, le magistrat et le guerrier se donnèrent le baiser de paix, fut extrêmement touchant, et représentait bien la véritable union fraternelle, l'union des trois ordres : le tambour battait, le clergé chantait l'Exaudiat, et tous les spectateurs prenaient part à cette cérémonie religieuse. On est blasé maintenant sur des manifestations de cette espèce ; chaque changement de gouvernement a amené des bénédictions semblables, mais Dieu a-t-il souvent exaucé les vœux de ses ministres ?

La fête de la Fédération fut la première de ces grandes démonstrations théâtrales devenues si communes pendant la République. Sur la Place, à la hauteur de la rue de la Halle-aux-Draps, était dressé un autel double, où une messe devait être dite dans le même moment parles curés de Saint-Pierre et du Saint-Sépulcre. L'autel était placé sur une estrade de dix-huit pieds de long sur vingt de large ; on y montait par quatre gradins recouverts de tapis ; huit colonnes de vingt-quatre pieds de hauteur, garnies de feuillage, soutenaient, au-dessus de l'autel, un dais au milieu duquel était suspendue une couronne civique ; des quatre coins de ce dais partaient des guirlandes de fleurs qui allaient se rattacher à quatre colonnes moins élevées que les autres ; chacune d'elles était surmontée d'une urne où brûlait de l'encens.

Le maire et les officiers municipaux s'étant réunis à l'hôtel de ville, deux détachements de la garde nationale allèrent chercher M. Turbert, curé de Saint-Pierre, et M. Pillon de la Tour, curé du Saint-Sépulcre ; le clergé des deux paroisses arriva en même temps à l'autel ; les deux messes commencèrent et finirent au même instant. La garde nationale était sous les armes, et avait peine à contenir la multitude de gens de la campagne accourus pour contempler cette solennité ; les compagnies de l'Arc, de l'Arquebuse, de l'Arbalète et de la Bande noire (seconde compagnie de l'Arc) assistaient, drapeaux en tête, à la cérémonie.

Lorsque la messe fut terminée, le maire, les officiers municipaux, les notables, le clergé et les officiers de la garde nationale montèrent sur l'estrade : le maire, tenant de la main gauche le livre de la constitution, orné de rubans tricolores, le présenta aux spectateurs, et prononça un discours qui fut vivement applaudi. M. Turbert, ayant revêtu la chape, fit un sermon dont le sujet était « qu'en devenant bon chrétien on devenait bon citoyen, et il invita tous les auditeurs à s'affranchir de la servitude du péché. » Les sermons en plein vent font rarement des conversions, et l'orateur en fit plus tard à ses dépens la cruelle expérience. Après une allocution de M. Bosquillon de Bouchoir, lieutenant-colonel de la garde nationale, le maire, la main posée sur le Registre aux décrets de l'Assemblée nationale, prêta serment à la constitution ; les officiers municipaux et tous les assistants l'imitèrent : un silence profond suivit cet acte solennel.

Pour se conformer au décret de l'Assemblée nationale, le serment fut prêté à midi précis. Le même jour, à la même heure, pareille formalité s'accomplissait dans toute la France (14 juillet 1790). Des décharges de mousqueterie et le son d'une musique militaire annoncèrent la fin de la cérémonie. On se rendit ensuite à Saint-Pierre ; le clergé, placé entre les officiers municipaux, chantait le psaume In exitu Israel ; les drapeaux des quatre compagnies de l'Arc, de l'Arquebuse, de l'Arbalète et de la Bande noire furent suspendus aux quatre piliers les plus rapprochés du chœur, et les compagnies furent invitées, conformément au décret du 12 juin précédent, à en faire le sacrifice, à les déposer en signe de fraternité, à ne plus faire un corps séparé dans un État libre, d'où toutes les corporations doivent disparaître. Cette invitation équivalait à un ordre. Ainsi, jusqu'aux réunions innocentes qui n'avaient pour but que le plaisir, tout commençait à devenir suspect aux prôneurs de liberté. Après la remise des drapeaux, suivie d'un Te Deum, le maire répéta par trois fois avec les assistants Vive la nation ! Vive la loi ! Vive le roi ! puis le cortége quitta l'église et se mit en marche pour reconduire à la mairie le corps municipal. Au-dessus de la porte de l'hôtel de ville étaient placés deux médaillons : l'un représentait les emblèmes de la Liberté et de la Réunion, avec cette inscription, Liberté et Amitié ; sur l'autre on remarquait les insignes des trois ordres, avec cette devise, Égalité et Réunion, et au-dessus, Stupete gentes : prédiction terrible, qui ne devait que trop tôt se réaliser.

La division de la France en départements et en districts changeait complétement le système administratif : on supprima le subdélégué, fonctionnaire dont les attributions répondaient assez exactement à celles de nos sous-préfets, et à sa place on institua un conseil et un directoire de district. Le conseil de district était composé de douze membres ; dans ce nombre on en choisissait quatre et un président, qui formaient le directoire de district : le directoire était la partie agissante, c'était lui qui prenait l'initiative des affaires. Toutes les places étaient électives. Le 23 juillet 1790, on procéda à la nomination des membres de la nouvelle administration. M. Billecocq, ancien lieutenant général au bailliage de Roye, fut élu président. Le directoire s'installa dans les bâtiments occupés précédemment par les Bénédictins.

Le décret du mois de janvier 1790, qui désignait Montdidier de préférence à Roye pour être le chef-lieu de district (arrondissement), avait laissé indécise la question de savoir dans laquelle des deux villes le tribunal serait placé ; ce fut entre elles une nouvelle cause de rivalité. La possession du tribunal était pour Montdidier d'une importance non moins grande que celle du district ; aussi rien ne fut négligé pour arriver à ce résultat. On pria plusieurs citoyens, dont le zèle était bien connu, MM. Cauvel de Carouge, Parmentier et Lendormy, de suivre à Paris cette grande affaire, et de s'entendre avec M. Liénart, notre député. Ils acceptèrent avec empressement cette marque de confiance, et s'appliquèrent sans relâche à la justifier. Ils se mirent en relations avec M. Goffin, rapporteur du comité chargé de la division du royaume, et, à force de sollicitations et de démarches, ils obtinrent un succès complet. Dans la séance du 21 août 1790, à onze heures du soir, malgré les efforts persévérants de M. Prévost, qui ce soir-là prit encore la parole pour défendre les intérêts de Roye, l'Assemblée nationale décida que le tribunal de district serait établi à Montdidier. Le décret qui désigne les villes où seront placés les tribunaux est du 23 août 790 ; il fut promulgué le 28 du même mois.

Cet heureux dénoûment terminait une lutte engagée depuis plusieurs mois, et dont l'issue avait paru longtemps incertaine. La nouvelle en fut accueillie dans notre ville avec une joie extrême. Parmentier et ses collègues furent reçus avec transport, harangués et félicités par la municipalité. Il y eut bal et festin à l'hôtel de ville et chez le maire ; les officiers municipaux décidèrent qu'il serait envoyé, aux frais de la ville, un pâté de cailles à madame Goffin et à la sœur de Parmentier.

La magistrature était élective comme l'administration ; la royauté n'avait plus qu'un simple droit de confirmation. Les juges étaient élus pour six ans, les officiers du ministère public seuls étaient nommés à vie par le roi ; quant au greffier, il était choisi par les juges. Pour connaître l'organisation judiciaire de cette époque, il faut se reporter à la loi du 24 août 1790. Ce système électif n'a pas été mis assez longtemps en pratique pour qu'il soit possible de se prononcer d'une manière définitive sur les avantages et les inconvénients qu'il présente.

Le tribunal se composait d'un président et de quatre juges. Le 18 octobre 1790, les électeurs se réunirent pour nommer les membres qui devaient le former. M. Bosquillon de Bouchoir, avocat depuis trente-cinq ans, homme éclairé et justement investi de l'estime et de la considération publiques, ayant recueilli soixante-six suffrages sur quatre-vingt-six votants, fut proclamé président ; les juges furent MM. Cocquerel, Billecocq, Louvet et Hanocq : les fonctions de commissaire du roi étaient remplies par M. Maillart. Le tribunal fut installé le 21 novembre 1790 par le conseil général de la commune, avec les formalités prescrites par la loi du 24 août ; une foule considérable assistait à la cérémonie. Le garde nationale jura de respecter les nouveaux magistrats et d'exécuter leurs ordres ; de nombreux discours furent prononcés : juges, officiers municipaux et gardes nationaux ne laisserent pas échapper cette occasion de faire briller leur éloquence.

La veille, M. Cousin de Beaumesnil, procureur de la commune, accompagné des officiers municipaux revêtus de leur écharpe, se rendit aux différents endroits où siégeaient les anciens corps judiciaires, et, en leur présence, il apposa les scellés sur la porte du local destiné aux audiences, et sur tous les papiers provenant des greffes du bailliage, de l'élection, du grenier à sel et de l'hôtel de ville. Ainsi se termina sans bruit, sans secousse, l'existence de ces juridictions, qui, depuis des siècles, donnaient de l'importance et jetaient quelque éclat sur notre ville. C'est le coup le plus funeste qui lui ait été porté. Les charges judiciaires, en se transmettant héréditairement, attachaient les individus au sol qui les avait vus naître ; plus de quarante familles vivaient ou trouvaient dans ces places une occupation honorable : elles étaient, en grande partie, purement honorifiques ; celle de lieutenant général au bailliage, la plus élevée de toutes, ne valait au titulaire que 1,500 liv. ; un conseiller au bailliage se contentait modestement de 300 liv. par an ; on recherchait ces places, uniquement pour la position qu'elles donnaient dans le monde. Après leur suppression, les habitants aisés, ne trouvant plus à s'occuper d'une manière convenable, abandonnèrent une ville qui ne leur offrait aucune ressource et allèrent se fixer dans les grandes cités ; la société, qui était nombreuse et choisie, déclina rapidement, et il n'en reste que le souvenir.

On se demande quelquefois ce que sont devenues ces anciennes familles dont les noms figurent avec honneur dans les annales montdidériennes : toutes ne sont pas éteintes. Leur disparition n'a d'autre motif que la suppression des établissements qui les retenaient dans nos murs, et il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la décadence des petites villes : elles semblent frappées de réprobation ; on fuit leur séjour, que l'on regarde comme un obstacle pour acquérir une certaine position sociale, et l'on se porte avec ardeur vers les grands centres de population, où chacun parvient plus facilement à s'établir et à se créer une existence.

Le tribunal de paix ou de conciliation fut institué à la même époque que le tribunal de district ; il se composait de six juges élus pour deux ans ; la première audience se tint dans l'ancien couvent des Capucins. Le rôle de conciliateurs, que devaient remplir les personnes appelées à ces fonctions, était assurément le plus honorable de la magistrature, si le résultat avait répondu aux espérances que l'on avait conçues ; aussi les premiers qui en firent partie jouissaient-ils de l'estime générale. M. de Saint-Fussien de Vignereul, ayant, pour accepter la place de membre de tribunal de conciliation, donné sa démission de maire, fut remplacé à la mairie, le 27 février 1791, par M. Cousin de Beaumesnil, procureur de la commune.

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