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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XIII - Section VII

par Victor de Beauvillé

Section VII

Mesures antireligieuses

Les églises sont dépouillées de leurs ornements

Les titres et papiers de la ville brûlés

Le Livre Rouge jeté aux flammes

 

Un gouvernement qui proscrivait les signes extérieurs du culte devait singulièrement restreindre l'exercice de la religion. Les processions furent interdites en vertu du principe de la liberté absolue de conscience ; défenses furent faites aux prêtres de porter ailleurs que dans les églises les insignes de leur ministère ; on supprima les grand'messes, les vêpres et les saluts, et bientôt on prononça l'abolition de toutes les cérémonies des dimanches et des jours de fêtes. Ces mesures antireligieuses, ordonnées par André Dumont à l'imitation de ce que Fouché avait fait à Nevers, reçurent leur entière exécution. Le 31 octobre 1793, veille de la Toussaint, la municipalité envoya un de ses membres, Courtois, marchand de bas, annoncer au curé de Saint-Pierre qu'on allait fermer son église. M. Turbert fut maltraité ; on lui prit ses lettres de prêtrise, et on le chassa de son presbytère pour y loger le receveur du district.

Les grilles des églises, l'argenterie, les ornements d'or et d'argent, les vases sacrés, les reliquaires, n'étaient pour les héros de cette époque que des objets inutiles, bons à être envoyés à la fonderie : aussi fut-il décidé que les églises seraient dépouillées de l'argenterie qu'elles possédaient, à l'exception de ce qui était de stricte nécessité pour les besoins du culte, et qu'il en serait fait un envoi an directoire qui se chargerait de le transmettre à l'hôtel des monnaies. La délibération du conseil de la commune du 12 novembre 1793, est boursouflée de considérants tous plus emphatiques les uns que les autres :

« Considérant que, dans la primitive Église, les premiers apôtres du christianisme étaient les premiers à aller au secours des nations par le dépouillement de leur temple ;

Considérant qu'alors un grand homme qui avait la réputation de sainteté disait souvent qu'il était plus édifiant pour la religion d'avoir des prêtres d'or, c'est-à-dire doués de vertus, qui célébrassent avec des vases de bois, que de mauvais prêtres qui célébrassent avec des vases d'or et d'argent ;

Considérant que la commune de Montdidier, en dépouillant ses églises, conservera toujours dans son sein des hommes précieux à la religion par leur civisme et leurs vertus chrétiennes ;

Considérant que ces ministres-citoyens sont beaucoup plus précieux pour elle que les vases d'or et d'argent qui ornent ses temples, etc.  »

La délibération se termine par l'ordre d'envoyer, dans le délai de quinze jours, l'argenterie des églises au directoire de district.

La châsse des saints Lugle et Luglien, et les bustes d'argent qui renfermaient leurs crânes, ne purent échapper à la destruction générale. La châsse fut fondue, comme les autres reliquaires ; elle pesait vingt marcs, et avait été faite à la fin du dix-septième siècle par les soins de Dom Hennequin, prieur claustral de Notre-Dame.

Le lendemain du jour où cette délibération fut prise, André Dumont vint à Montdidier ; il n'y resta que deux heures, mais ce court espace de temps lui suffit pour dissoudre la Société populaire et évincer ceux de ses membres qui ne paraissaient pas avoir des opinions assez avancées. Cette Société tenait ses séances au palais de justice.

Le 144 novembre, vingt-huit prisonniers de l'un et de l'autre sexe, empilés dans trois mauvaises charrettes et les mains liées derrière le dos, quittèrent Montdidier pour être conduits dans les prisons d'Amiens ; les prêtres assermentés furent même enveloppés dans la proscription, et arrêtés comme les autres : la présence d'André Dumont dans notre ville ne fut probablement point sans influence sur le départ de ces malheureuses victimes du fanatisme révolutionnaire.

Le 15 novembre 1793 est un jour à jamais néfaste pour tout homme qui s'intéresse à l'histoire de son pays. La loi du 17 juillet 1793, qui ordonnait de faire rechercher et brûler les titres, papiers et registres relatifs aux redevances seigneuriales, droits féodaux, censuels, fixes et casuels, était restée sans effet à Montdidier. Le 13 octobre, Grenier, receveur de l'enregistrement, réclama sa mise à exécution. Sur sa demande, la municipalité, désigna un nommé Jourdain pour faire, de concert avec lui, la recherche des titres et papiers qui devaient être livrés aux flammes : dix ans de travaux forcés étaient prononcés contre ceux qui contreviendraient aux dispositions de la loi.

Pour donner plus d'éclat à cet auto-da-fé d'un nouveau genre, les autorités, la garde nationale et les troupes de la garnison se rendirent au directoire, qui siégeait dans les bâtiments des ci-devant Bénédictins. Tous les papiers destinés à être consumés dans cette triste journée s'y trouvaient amoncelés. Sur les trois heures de l'après-midi le cortége se mit en marche, précédé de deux tombereaux qu'entouraient des emblèmes allégoriques, et renfermant pêle-mêle les titres qu'on allait brûler ; le municipal Chopart était en avant, dansant et sautant devant les tombereaux, comme un autre David devant l'arche. Le cortége funèbre entra en ville par la rue Saint-Pierre, gagna la place de la Croix-Bleue, et sortit par la rue de la Porte-d'Amiens ; puis il traversa le Marché-aux-Chevaux, la rue du Manége, la rue de Roye, la rue des Cuisiniers, et s'arrêta sur la Place, en face de l'hôtel de ville ; la musique exécuta plusieurs airs patriotiques. Le maire prononça un discours sur le caractère odieux des droits dont la suppression avait été décrétée ; les deux tombereaux furent déchargés de leur fardeau précieux, puis le procureur de district Varin et le maire Pucelle mirent à la fois le feu aux papiers dont le dépôt avait été fait tant au district qu'à la municipalité.

Ainsi périrent en quelques instants ces trésors d'un autre âge ; les documents historiques, lentement amassés pendant plusieurs siècles, disparurent en un quart d'heure. Le célèbre Livre Rouge fut jeté aux flammes. Chopart le saisit, le leva en l'air, et, le montrant à la foule : Le voilà donc, s'écria-t-il, ce fameux livre aux condamnations ! et il le lança dans le brasier. Il y avait dans ce livre une condamnation concernant sa famille ; en le brûlant, Chopait croyait anéantir le souvenir de l'ignominie qu'elle avait encourue. Vain espoir ! il est des souillures que le feu ne saurait effacer. Les cris de Vive la république ! et le « charmant air Ça ira ! » porte le Registre aux délibérations, saluèrent cet acte de vandalisme ; puis les spectateurs, se prenant par la main, se mirent, comme des sauvages, à sauter devant le feu qui consumait le témoignage écrit du glorieux passé de leurs pères. Les danses eurent lieu pendant plus de trois heures autour du bûcher, et ne cessèrent que pour faire place à un banquet civique et fraternel, où a régné la joie la plus pure et l'union la plus parfaite.

On alla, à Montdidier, au delà des exigences de la loi du 17 juillet 1793 : elle n'enjoignait de détruire que les livres terriers et les papiers féodaux, et nullement les titres et papiers historiques ; mais, au dernier moment, la mauvaise foi, l'ignorance et la faiblesse firent disparaître plus que la loi ne commandait ; il était d'autant plus facile de ne point en faire l'application, que le délai de trois mois fixé pour l'anéantissement des pièces était expiré.

Cette exécution incendiaire a causé des pertes irréparables, et sera un sujet de regrets éternels pour quiconque désire connaître les événements dont sa patrie a été le théâtre. Cet abominable sacrifice a rendu impossible les recherches historiques. Il est peu de villes qui aient été dépouillée aussi complétement que la nôtre ; tout fut détruit par les barbares du dix-huitième siècle, et, pour avoir quelques notions sur ce qui s'est passé à Montdidier, l'on est réduit à glaner péniblement dans les dépôts publics : rien d'affligeant comme le vide que présentent les archives municipales. L'œuvre de destruction du 15 novembre est une tache indélébile pour la mémoire de M. Pucelle ; avec un peu d'énergie il pouvait en prévenir l'accomplissement : à Amiens, son collègue, M. Legouvé, sauva les archives de la mairie et les préserva de toute atteinte ; ce qui avait été heureusement effectué dans le chef-lieu du département, il eût été facile de le faire à Montdidier ; mais on manqua de courage, et la pusillanimité des hommes investis du pouvoir fut la cause de cet irrémédiable malheur.

Le Livre Rouge remontait au quinzième siècle ; il avait été commencé sous Jean du Mannel, maïeur en 1433, par Jehennet de Béthencourt, clerc de la ville ; le contenu de ce livre était de la plus haute importance pour la commune. Nous trouvons des renseignements précis à cet égard dans un interrogatoire subi par Robert Fouache, maïeur en 1505 ; voici comment il s'exprime :

« Un gros livre de parchemin, où sont enregistrés les ordonnances, chartres, lettres et renseignements d'icelle ville, nommé le Rouge Livre, parce qu'il est couvert de rouge, lequel livre il a dict estre le plus grand et le plus seur renseignement des droits d'icelle ville pour ce que depuis 36 ou 40 ans, de feu de meschef ou de guerre, ladite ville a esté bruslée deux fois et au pays ont regné grans guerres, tellement que les originaulx et enseignements des droits de ladite ville se sont trouvés et treuvent perdus et adirés, excepté le Rouge Livre qui se trouve au dit hostel de ville, ne sçait comment il a esté gardé et recouvré ; sur lequel livre on se regloit sur les différens qui sont survenus quant aux affaires de la dite ville. »

La commune avait-elle un procès à soutenir pour le maintien de ses droits ? ses priviléges étaient-ils contestés, ses franchises attaquées ? de suite on consultait le Livre Rouge ; il était le palladium de nos libertés : aussi était-il l'objet de la vénération publique. En temps de guerre, on prenait les plus grands soins pour en assurer la conservation. En 1523, quand les Anglais et les Allemands, commandés par le duc de Norfolk, assiégèrent et brûlèrent Montdidier, le coffre de la ville, qui renfermait le Livre Rouge et les papiers de l'échevinage, fut envoyé à Beauvais ; en 1559, lorsque les Impériaux menaçaient la ville, ce fut à Amiens que l'on confia la garde de ce précieux dépôt : ce livre inestimable, qui avait été soustrait à tant de désastres, et qui, sous Louis XI, avait échappé, comme par miracle, aux ravages et aux incendies des Français et des Bourguignons, fut brûlé en plein jour, au dix-huitième siècle, sur la place de Montdidier, aux acclamations d'une populace stupide ; et on appelait ce siècle, le siècle de la philosophie et de la raison !...

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