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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XIV - Section II

par Victor de Beauvillé

Section II

Fête de la Raison

 

La fête de la Raison occupait toujours les esprits ; Chopart ne cessait d'y pousser : c'était le grand agitateur de la ville, le membre le plus influent de la Société populaire. Sans aucune instruction et d'une grossièreté qui n'avait d'égale que son ignorance, il disposait à son gré de la populace ; il avait fait le voyage d'Amiens, exprès pour inviter André Dumont à assister à la fête, mais celui-ci n'avait eu garde d'accepter, et avait décliné l'honneur qu'on voulait lui faire. La municipalité avait arrêté, dans sa séance du 28 novembre, que la fête aurait lieu le 15 décembre ; sous un prétexte ou sous un autre, on était parvenu à la remettre : ce retard mécontenta les patriotes, et, le 19, ils firent passer à la municipalité une adresse signée de quatre cents personnes qui réclamaient impérativement la célébration de la cérémonie. Il n'y avait plus à reculer, et le 9 janvier 1794 fut le jour choisi pour solenniser définitivement cette fête de la Raison, l'une des plus grandes extravagances de l'esprit humain. Afin d'être mieux compris, nous conserverons pour la division du temps le calendrier grégorien, bien que le calendrier républicain fût alors le seul en usage. Le 9 janvier 1794, correspondait à décadi, vingtième jour du mois de nivôse, l'an deux de la république française, une, indivisible et impérissable : cette formule est interminable ; aussi continuerons-nous à employer la manière de compter ordinaire, plus commode et plus familière au lecteur.

Trois citoyens furent désignés pour régler les préparatifs de la fête ; c'étaient : de Parvillers l'aîné, la Tombelle, directeur de l'hôpital militaire établi aux Ursulines, et Lebrun. Le premier avait été indiqué par la municipalité ; les deux autres, par la Société populaire, dont ils étaient membres. Le 9 janvier, à quatre heures un quart, toutes les personnes qui devaient prendre part à la fête se réunirent en face de l'hôpital, sur la route de Roye, d'Avre-Libre, dans la géographie républicaine. On était en hiver, à l'époque des jours les plus courts ; les ordonnateurs de cette démonstration insensée craignaient-ils, en choisissant une heure aussi avancée, que le soleil n'éclairât leur marche sacrilége ? Voulaient-ils cacher dans les ténèbres le ridicule et l'odieux de leur conduite ? Lorsque les acteurs et les spectateurs de cette étrange procession furent réunis, le défilé commença. Un peloton de cuirassiers, sous les ordres du commandant Cassine, marchait en tête, puis un détachement du 56e régiment d'infanterie et une partie du bataillon des volontaires de la Somme, dont le dépôt était à Montdidier. De nombreux tambours suivaient la troupe et battaient sans interruption ; venaient ensuite :

La compagnie des vétérans de la garde nationale ;

La Société populaire ;

La première compagnie de la garde nationale ;

Les membres du comité de surveillance ;

La seconde compagnie de la garde nationale ;

Les juges des tribunaux de district, de commerce, de paix, et les membres du bureau de conciliation ;

La troisième compagnie de la garde nationale ;

Les membres de l'administration de district ;

La quatrième compagnie de la garde nationale ;

L'arbre de la liberté, orné de rubans tricolores, porté par quatre citoyens ;

La cinquième compagnie de la garde nationale.

Toutes ces compagnies et les différents groupes qu'elles séparaient étaient précédés de bannières sur lesquelles on voyait des inscriptions parfois assez singulières. Après la cinquième compagnie s'avançaient les membres du conseil général de la commune, décorés de rubans tricolores et d'écharpes ; un même ruban les entourait tous, signe qu'ils ne faisaient qu'un et qu'ils n'avaient qu'une même pensée ; on lisait sur leur bannière :

L'union fait notre force. Peuple, tu nous confies tes intérêts,

Nous jurons de les défendre.

La sixième compagnie de la garde nationale ;

Un groupe de jeunes citoyens portant une bannière, avec cette inscription :

Patrie, nous remplirons ton espoir.

La septième compagnie de la garde nationale ;

Un groupe de jeunes citoyennes, dont la bannière avait pour devise :

Nous n'épuiserons que des patriotes.

La huitième compagnie de la garde nationale ;

Les citoyennes mères ; sur leur bannière était inscrit :

Nous n'enfanterons plus d'esclaves.

Ce dernier groupe était suivi d'un char traîné par quatre chevaux de front, caparaçonnés, ayant sur la tête les plumes des anciens dais des églises ; la déesse de la Raison était assise sur le char, habillée de blanc, la tête ceinte de rubans tricolores ; elle tenait une couronne d'une main, et de l'autre une petite lance ornée d'un drapeau tricolore ; elle croisait les jambes avec affectation, et relevait à dessein le bas de sa robe, de manière à laisser voir complaisamment le mollet à ses nombreux adorateurs. Un piquet de cavalerie suivait le char et fermait la marche.

Ce char, pour parler le langage olympique de l'époque, n'était autre qu'un cabriolet à deux roues, dont on avait enlevé la capote et arrangé l'intérieur pour la cérémonie ; les brancards avaient été remplacés par une flèche à laquelle étaient attelés les chevaux.

Le cortége traversa les rues de Roye, des Cuisiniers, des Juifs, de la Commanderie, de la Halle-aux-Draps, de la Borne-du-Lion, du Marché-aux-Herbes, repassa par la rue des Cuisiniers et monta la Place.

Arrivé en face de l'hôtel de ville, on s'arrêta pour prendre les bustes de Lepelletier et de Marat, qui furent portés jusqu'au temple de la Raison par les municipaux Chopart et Sénéchal, tous deux vêtus de blanc et couverts de rubans tricolores. Ils prirent place au centre du conseil général de la commune, tenant sur le coin de l'épaule les bustes de ces nouveaux grands hommes, absolument comme ils auraient fait d'un sac de plâtre ou d'une pièce de charpente. Devant les bustes, marchaient deux comparses d'un ordre plus obscur, ayant chacun une couronne civique à la main. C'était Sonnet, épicier, officier municipal, qui avait fait venir les bustes de Paris ; ils avaient coûté 72 livres.

De l'hôtel de ville on se rendit à Saint-Pierre, devenu le temple de la Raison. Les cuirassiers, le sabre au poing, entrèrent à cheval dans l'église et se rangèrent dans les bas-côtés ; la déesse fut reçue à la porte du temple par le conseil général de la commune ; à son entrée, l'orgue se fit entendre, et l'on chanta un hymne en l'honneur de la Raison. Le maire, ayant donné la main à la déesse, la conduisit jusqu'au grand autel, où il la fit asseoir. Derrière elle était placée une urne portant cette inscription : Soulagement des pauvres ; à ses pieds, au bas de l'autel, on lisait : Le fanatisme expire et la raison triomphe. Sur le devant de la chaire était écrit : Autrefois l'imposture, aujourd'hui la vérité.

Après le chant de l'hymne, les tambours battirent aux champs : alors un enfant de sept ans s'avança, et demanda à la déesse de faire mettre en liberté ses parents détenus à Amiens pour cause de fanatisme ; ils faisaient partie des prisonniers qui, un mois auparavant, avaient été incarcérés à la suite des troubles survenus lors des préparatifs de la fête. La déesse lui répondit : Enfant, ce que tu désires serait mon triomphe le plus doux. Je m'engage à solliciter l'humanité du patriote Dumont : puisse-t-il nous rendre nos frères, dont le principal malheur est de ne pas fêter la Raison. Ces paroles furent couvertes d'applaudissements et de cris de Vive la République ! Vive la Raison ! Les tambours exécutèrent un roulement, et le maire monta dans la chaire, qu'on n'appelait plus autrement que la tribune. Il y prononça un discours dans lequel il développa les maux que le fanatisme avait causés, et fit voir que la philosophie ayant éclairé les citoyens et anéanti les fanatiques préjugés, la raison allait heureusement faire tourner leurs vertus au profit du peuple.

Après ce discours, Varin prit à son tour la parole, puis la fille aînée du maire, mademoiselle Pucelle, chanta un hymne en l'honneur de Marat et de Lepelletier ; lorsque l'hymne fut terminé, le maire offrit la main à la déesse pour l'aider à descendre de l'autel : précédée du cortége qui l'avait amenée, et entourée des membres du conseil général, la déesse se rendit à l'autel de Marat (celui de saint Luglien), pour y faire l'inauguration de son buste. Sur l'autel, on lisait : Il fut jusqu'a sa mort l'ami du peuple. Les tambours ouvrirent un ban, et le maire fit l'éloge de Marat, qu'il proclama le véritable ami du peuple. A la fin de son discours, la déesse posa sur la tête de Marat la couronne civique, et le buste fut placé sur l'autel aux cris de Vive la république ! Vive la Raison ! On se dirigea ensuite vers l'autel de la Vierge, devenu l'autel de Lepelletier ; on y lisait cette-inscription : Il périt pour avoir voté la mort des tyrans. Le maire fit battre un nouveau banc : le silence s'étant rétabli, M. Pucelle prononça le panégyrique de Lepelletier, qu'il représenta comme le premier martyr de la liberté ; le buste de cet autre saint fut déposé sur l'autel. La déesse le couronna aux cris répétés de Vive la nation ! Vive la république ! Cette double cérémonie accomplie, le cortége défila pour se rendre à la mairie, pendant que la musique continuait à jouer des airs patriotiques. Au parvis du temple, l'arbre de la liberté fut planté par les soins de la déesse, à qui le maire donna l'accolade ; puis ce dernier improvisa un discours dans lequel il invitait les citoyens à se réunir souvent sous l'arbre de la Raison pour s'y entretenir des vertus et du bonheur du peuple.

Si jamais on abusa de la parole, ce fut à cette époque. Quelle faconde il fallait pour être maire ! Assurément les discours de M. Pucelle ne méritaient pas de passer à la postérité, et nous en regrettons très-médiocrement la perte, bien qu'il ait pris soin d'en consigner le sujet sur le Registre du conseil municipal ; mais ce serait être injuste que de lui contester du talent. Pour présider à ces fêtes, il était essentiel d'avoir la parole facile, et de s'exprimer en public avec une habileté dont beaucoup de maires depuis lui n'auraient point été capables.

En face de la mairie était préparé un bûcher où l'on avait réuni les restes du Fanatisme : la Raison y mit le feu avec le commandant Cassine ; mille cris d'allégresse se firent entendre. La déesse entra ensuite à l'hôtel de ville, et, par l'organe de M. Pucelle (si elle était la déesse de la Raison, elle n'était guère celle de l'éloquence), elle assura le peuple qu'elle demanderait la liberté de tous les détenus. Son intervention exerça réellement de l'influence sur leur sort : elle se rendit, accompagnée de deux membres de la Société populaire, à Abbeville, où était André Dumont, qui, à sa sollicitation, abrégea la durée de la captivité des prisonniers. Les membres du conseil général présents à la fête déclarèrent que, dans leur administration, ils se feraient toujours un devoir de suivre les principes de la déesse de la Raison ; qu'ils adhéraient, ainsi que les habitants, au vœu qu'elle venait de manifester, et qu'ils verraient avec plaisir l'élargissement des prisonniers. Cette assurance fut accueillie par des cris universels de Vive la république ! Le bal commença ensuite : il fut ouvert par la déesse, qui dansa la première contredanse avec le maire ; à huit heures, on servit en son honneur un banquet dans la salle de l'hôtel de ville, puis les danses continuèrent jusqu'à trois heures du matin ; le maire reconduisit alors la déesse de la Raison à sa demeure. Des réjouissances semblables eurent lieu à Saint-Pierre immédiatement après la sortie de la déesse : on se mit à danser, et dans le temple de la Raison, la Folie régna en souveraine. Ainsi se termina cette fête, où le ridicule le disputa au sacrilége, et pendant laquelle l'église Saint-Pierre, indignement profanée, fut le théâtre d'ignobles saturnales.

L'héroïne de la fête remplit son rôle au gré de ses admirateurs, mais les honneurs ne suffisent pas dans ce monde : si les hommes sont fragiles, les déesses le sont également, elles ont leur moment de faiblesse. M. Pucelle, qui savait y compatir, prononça le 19 janvier à Saint-Pierre, un discours pour engager la commune à doter la citoyenne Couvreur. Le conseil municipal délibéra sur ce pressant sujet, et, le 20 janvier, il décida qu'on ouvrirait à l'hôtel de ville un registre sur lequel tous les citoyens pourraient faire inscrire les dons qu'ils jugeraient convenable d'offrir à la citoyenne Suzanne Couvreur, « qui, en qualité de déesse de la Raison, a, à la satisfaction de la commune, rempli ses vues patriotiques, et que ces dons lui seraient remis le jour de son mariage. » Sur l'invitation de ses collègues, le maire consentit à se charger de la recette. Il est fâcheux que la liste de souscription ait disparu ; on y eût trouvé l'indication de plus d'une libéralité qui aurait piqué la curiosité des lecteurs.

La déesse de la Raison était fille d'un fabricant de bas ; elle avait vingt quatre ans et deux mois : ce n'était ni une beauté céleste, ni une vertu angélique ; mais, pour me servir de l'expression de personnes qui l'ont très-bien connue, une grosse courtaude, très fêtée des cuirassiers en garnison à Montdidier. Elle riait comme une folle en rappelant le rôle qu'elle avait joué dans cette journée, et avouait avec un cynisme dégoûtant qu'elle avait sali l'autel. Le fait suivant donnera une idée de son dévergondage : elle s'avisa un jour de se baigner toute nue à l'abreuvoir ; les femmes du quartier s'ameutèrent, et la poursuivirent à coups de pierres dans les Catiches. Le mépris public l'obligea de quitter Montdidier. Elle épousa, le 28 janvier 1798, Louis François L…….., ouvrier chapelier ; elle est morte dans la misère, au Bureau des pauvres, à Beauvais, le 20 juin 1847. Dieu lui fasse miséricorde ! Les ordonnateurs de la fête avaient fait choix de sa personne à définit d'autre ; mesdemoiselles de Bouchoir et de Vignereul, que l'on avait priées, s'étaient hâtées de décliner ce triste honneur.

La fête de la Raison acheva de détruire ce qui avait échappé à l'incendie du 15 novembre : le bûcher allumé devant l'hôtel de ville par les mains de la déesse consuma le petit nombre de titres, papiers, insignes de la royauté, ornements d'église, attributs religieux ou féodaux, que l'on était parvenu à soustraire aux flammes.

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