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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XVI - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Proclamation de la république

Plantation de l'arbre de la liberté

Nomination des députés à l'Assemblée constituante

État politique des esprits

 

La stagnation des affaires commerciales, augmentée par la rareté des subsistances, amena en 1847 un embarras général dans les transactions ; on s'en prit au pouvoir, et on l'accusa d'incurie et d'inhabileté. Le malaise dont le commerce se plaignait ne pouvait cependant être imputé au gouvernement ; il était le résultat d'un encombrement de marchandises, causé par une fabrication qui, depuis plusieurs années, était hors de proportion avec les besoins de la consommation. D'imprudentes spéculations furent suivies d'inévitables catastrophes. Sans se donner la peine de rechercher la véritable raison de la crise financière qui pesait sur le pays, on en fit un sujet de griefs contre l'autorité, comme s'il dépendait d'elle de rendre les saisons favorables, les moissons abondantes ou stériles, et de forcer les hommes à être prudents et moins emportés vers le gain ; mais en France, généralement, on ne réfléchit pas : au lieu de reconnaître ses propres torts et d'avouer son imprévoyance, on trouve plus commode d'attribuer ses souffrances au pouvoir, et de rejeter sur lui toutes les fautes que l'on a commises.

Cet état de gêne profonde laissa dans les esprits une irritation qui fut habilement exploitée. Les ambitieux et les mécontents profitèrent, pour arriver à leur but, des symptômes d'agitation qui se manifestaient ; ils organisèrent des banquets, prononcèrent des discours, on demanda la réforme et l'on eut la république ; on s'en croyait bien loin, que déjà elle était proclamée. Il n'y eut aucune résistance : jamais royauté ne disparut d'une manière plus subite que la royauté créée en 1830. La révolution de 1848 n'a aucun précédent dans l'histoire : ministres, généraux, pairs, députés, assistèrent, sans faire entendre la moindre protestation, sans tenter le moindre effort, à la chute d'un trône qu'ils avaient juré de défendre.

La facilité avec laquelle la république s'établit prouve que les esprits en étaient moins éloignés qu'on ne le croyait : le nom effrayait et rappelait toujours des souvenirs de sang et de pillage, mais nos institutions constitutionnelles, dans lesquelles l'élément démocratique n'avait qu'un contre-poids illusoire, nous poussaient à notre insu vers cette forme de gouvernement. On s'était endormi en monarchie, on se réveilla en république.

Le service des postes étant interrompu, la nouvelle des événements arrivés à Paris les 23 et 24 février nous parvint par des personnes qui s'étaient enfuies de la capitale. Le 26, la garde nationale, dissoute de fait depuis plusieurs années, fut réorganisée. Deux jours après, on donna au conseil municipal communication officielle d'une dépêche de la préfecture, annonçant l'installation du gouvernement provisoire.

Le 3 mars, on reçut de MM. de Beaumont, député de Péronne, Dutrône, conseiller honoraire à la cour d'Amiens, et Galisset, avocat à la cour de cassation, commissaires délégués du gouvernement provisoire dans le département de la Somme, une circulaire qui notifiait l'établissement de la république, et invitait les habitants à y adhérer. Le conseil municipal, après en avoir délibéré, invita les autorités et les officiers de la garde nationale à assister à la proclamation de la république. Chacun se rendit à l'hôtel de ville, isolément, sans costume officiel ; la réunion n'avait aucun caractère de solennité. Afin d'abréger une discussion qui commençait à se prolonger sur la publicité à donner à cette manifestation politique, il fut décidé que l'on sonnerait simplement la cloche du beffroi, et que le maire ferait lecture de la proclamation des commissaires à la porte de l'hôtel de ville : ce qui s'exécuta sans la moindre pompe. Plusieurs des assistants restèrent dans la salle des séances ; quelques-uns descendirent et accompagnèrent le maire jusque sur le perron ; le poste prit les armes on le la circulaire, puis chacun se retira : c'est ainsi que, le 3 mars, nous devînmes républicains.

Le silence le plus profond régna pendant cette cérémonie, si l'on peut employer cette expression ; on voulait éviter avec soin toute démonstration extérieure : pas un cri ne fut proféré ; aussi, en compulsant les Registres de la municipalité, est-on surpris de voir le rendu-compte de cette journée travesti de la manière suivante : « M. le maire se présente au balcon, et donne à haute voix lecture de cette proclamation, qui est suivie du cri de Vive la république ! sorti de la bouche de tous les assistants. »

C'est un mensonge historique : il n'y eut ni acclamations ni lecture au balcon de l'hôtel de ville ; ce sont là des erreurs volontaires que l'on ne saurait trop blâmer. Les Registres de la mairie ont un caractère officiel qui doit les protéger contre toute altération de la vérité. Qu'on nous permette d'ajouter ici une courte observation. On omet aujourd'hui de consigner sur ces Registres les événements dont la ville est le théâtre ; à l'exception de la proclamation de la république et de la plantation de l'arbre de la liberté, aucune des cérémonies publiques qui eurent lieu à Montdidier dans ces dernières années n'y est mentionnée. C'est une lacune regrettable. Il conviendrait d'insérer dans un registre spécial le procès-verbal détaillé des faits un peu saillants qui se passent dans notre cité : sans cette précaution, que l'on ne saurait trop se hâter de prendre, il sera très-difficile à ceux qui viendront après nous d'être instruits des événements accomplis de nos jours. La ville devrait avoir ses archives, que chacun pourrait consulter ; autrement les recherches historiques deviendront impossibles.

L'accueil que l'on fit au nouveau gouvernement fut extrêmement froid, sans cependant avoir rien d'hostile ; à Amiens, l'opposition se montra plus vive, et la république rencontra assez de résistance. Dans les premiers jours de mars, on ouvrit des ateliers de charité, afin de donner du travail aux ouvriers inoccupés, bien que l'on fût à l'époque de l'année où les travaux recommencent. Les perturbations sociales atteignent les classes ouvrières aussi bien que les autres, et il n'y a que les intrigants qui cherchent à leur persuader qu'elles n'ont rien à perdre et tout à gagner aux bouleversements politiques. Ces ateliers de charité, nationaux ou communaux, comme on les appelait, furent une grande charge pour la ville ; mais la tranquillité publique en dépendait, et la direction qu'on leur donna tourna au moins cette fois à l'avantage général : on employa les ouvriers à l'exécution de la partie du chemin de Montdidier à Proyart comprise entre notre ville et Davenescourt.

La présence de M. Chandon à la tête de l'administration municipale, qu'il dirigeait avec dévouement depuis dix-sept années, ayant été jugée incompatible avec le nouvel ordre de choses, M. Ferlin fut appelé à lui succéder. Quelques jours auparavant, le sous-préfet avait été remplacé par M. Deviefville, homme entièrement neuf en administration, ce qui ne l'empêcha pas de terminer la lettre qu'il adressait, le 10 mars 1848, aux maires de l'arrondissement pour leur annoncer sa nomination à la place du citoyen de Montoviller, par cette phrase incroyable « Comptez sur mon zèle, mon aptitude et mon entier dévouement. » On n'est pas plus indulgent pour soi-même !

La manie de singer ce qui s'était passé sous la première république semblait posséder les hommes qu'un caprice inespéré du sort avait rendus les dépositaires du pouvoir. Au lieu d'emprunter à l'époque de 1791 ce qu'elle avait de raisonnable, ils ne cherchaient qu'à imiter ce qui pouvait porter le trouble et l'agitation dans les esprits. La plantation des arbres de la liberté devint une fureur ; à Paris, il y en eut sur toutes les places, dans tous les carrefours, à la grande satisfaction des marchands de vin, qui abreuvaient les planteurs aux dépens de la nation. La province suivit l'exemple de la capitale et copia ses folies.

La plantation de l'arbre de la liberté eut lieu à Montdidier le 1er avril 1848 ; c'était un peuplier d'Italie, d'une belle venue, qui poussait fort à son aise dans les prairies du Monchel, sans se douter de l'insigne honneur auquel il était réservé. La cérémonie se fit à midi. L'arbre, entouré de rubans tricolores, et surmonté d'un drapeau, fut porté depuis l'hôtel de ville jusqu'à l'église Saint-Pierre par des ouvriers vêtus de leurs blouses de travail, et ayant au bras un nœud de rubans tricolores. Le sous‑préfet, ou plutôt le sous-commissaire du gouvernement, comme on disait alors, le conseil municipal, les fonctionnaires publics et une centaine de gardes nationaux formaient le cortége. Arrivé à l'église, où était réuni le clergé des deux paroisses, on chanta le Domine, salvam fac rempublicam ; puis, précédé de l'arbre, le cortége se rendit à la place de la Croix-Bleue. La musique exécuta le Chant du départ et la Marseillaise, l'abbé Jacob, premier vicaire de Saint-Pierre, récita la prière usitée en pareille circonstance (il est douteux qu'elle se trouve dans le Rituel romain), et l'on procéda à la plantation de l'arbre, opération qui fut assez longue, le trou étant d'une grandeur démesurée. Le soleil était aussi ardent qu'au mois d'août, et incommodait fort les spectateurs. L'arbre fut placé à quatre mètres en arrière de la statue de Parmentier. Après la plantation, l'abbé Jacob prononça un discours plein de tact sur les rapports qui existent entre la liberté et la religion ; il ne fut question ni de révolution ni de république ; il éluda la difficulté en homme d'esprit, et, au lieu de terminer son discours par le cri banal de Vive la république ! il fit entendre celui de Vive la France ! Vive le peuple de Montdidier ! qui trouva de l'écho et une sympathie chaleureuse dans la foule.

Le sous-commissaire prit ensuite la parole : il était en habit noir ; une large écharpe tricolore passée en sautoir sur l'épaule droite lui retombait sur le côté gauche. S'adressant à l'arbre d'une voix retentissante et gesticulant avec force : « Qu'il grandisse, » s'écria-t-il, « comme doit grandir un jour notre république ! Qu'il s'élève au-dessus des autres, comme la république française doit s'élever au-dessus de toutes les républiques ! » Ses souhaits ne se sont point accomplis. L'arbre n'a jamais voulu pousser ; tant d'honneurs le tuèrent. Huit mois après sa mort, l'administration municipale, dans sa prévoyante sollicitude, le fit religieusement entourer d'une barrière ; deux fils d'archal attachés à sa cime dénudée venaient s'accrocher aux cheminées du voisinage, et, en assurant sa tige desséchée contre la fureur du vent, préservaient les passants des dangers d'une chute imminente.

Le discours de M. Deviefville fut suivi de deux autres, prononcés par M. Ferlin, et par M. Delahoche, tailleur à Montdidier.

La plantation de l'arbre de la liberté se passa avec convenance. C'était un samedi, jour de marché ; il y avait une affluence considérable d'habitants de la campagne ; tous les maires du canton, ainsi qu'un grand nombre de leurs collègues de l'arrondissement et de délégués des communes au comité électoral, qui se réunissait ce jour-là au palais de justice, assistèrent à la cérémonie. Le sous-commissaire avait reçu de ses supérieurs l'injonction de faire cette plantation sans délai. On fit bien de s'y conformer : l'on évita le désagrément arrivé à Amiens, où, le 29 mars, une bande de mauvais sujets, expédiée de Paris, vint, sous prétexte de planter un arbre de la liberté, troubler la tranquillité, et mettre pendant plusieurs heures le désordre dans la ville.

L'approche des élections générales préoccupait les esprits. Les 13 et 20 mars, un comité électoral, composé d'une vingtaine de personnes au plus, s'assembla à la salle des Pas-Perdus. De mesquines rivalités particulières dominèrent l'intérêt public, et l'emportèrent sur l'examen des graves questions que soulevait l'état du pays. Une scission se manifesta, et, le 23 mars une nouvelle réunion eut lieu dans la soirée à la salle de spectacle : c'était une revanche que voulaient prendre certains individus mécontents d'avoir été évincés du bureau dans la journée du 20 mars. La discussion des matières politiques fut impossible, tant l'agitation était grande : M. Lemaître, ingénieur des ponts et chaussées à Amiens, délégué du comité que dirigeait le Journal de la Somme, assistait à la séance. Il essaya de prendre la parole, mais il ne put se faire entendre ; le tumulte qui régnait dans l'assemblée couvrit sa voix. Le président fut obligé de se retirer et de céder sa place au maire ; après quelques scènes orageuses, on se sépara sans avoir rien arrêté, ajournant la décision au 25 mars. Le but qu'on se proposait avait été néanmoins atteint : on tenait à empêcher qu'il ne se formât deux comités qui auraient amené dans la ville une désunion fâcheuse. Le jour indiqué, on se réunit à la salle de spectacle. Tous les habitants avaient été invités à s'y rendre à l'effet de procéder à la nomination de vingt personnes qui devaient se concerter avec les autres délégués des divers comités de l'arrondissement sur le choix des candidats à l'Assemblée constituante : six cent soixante-cinq habitants prirent part au vote. Le calme le plus parfait régna pendant l'opération ; la séance, ouverte à sept heures du soir, se prolongea fort avant dans la nuit ; le dépouillement du scrutin ne fut achevé qu'à trois heures du matin.

Ces réunions préparatoires n'aboutissaient à aucun résultat. On imitait, et rien de plus, ce qui se passait dans les départements voisins ; quant à établir une discussion sérieuse, une polémique soutenue, sur les actes et les tendances du gouvernement, sur les garanties à exiger des futurs représentants, c'est ce dont on ne s'occupait nullement ; aussi ces comités électoraux furent-ils sans utilité. La seule séance dans laquelle il fut un peu question de politique se tint le 8 avril au palais de justice, où les membres des différents comités de l'arrondissement s'étaient réunis en assemblée générale pour s'entendre définitivement sur le choix des candidats. Cette prétendue assemblée générale fut une mystification ; cent onze délégués de communes seulement y parurent. Dans ce nombre, vingt appartenaient à la ville de Montdidier, autant à celle de Roye ; quelques communes avaient envoyé trois ou quatre délégués, de sorte que, sur les cent quarante-quatre communes qui forment l'arrondissement, plus de la moitié n'était pas représentée.

Le bureau était composé du maire de Montdidier, président, des maires de Roye, d'Ailly, de Moreuil et de Rosières. Les candidats avaient été invités à se rendre à la séance ; cinq sur six se présentèrent ; le sort régla l'ordre dans lequel ils devaient être entendus. Les délégués des comités électoraux leur adressèrent les questions qu'ils jugèrent convenables, mais ils le firent avec un embarras qui décelait leur inexpérience des affaires politiques et leur inhabileté à s'exprimer en public. Les interpellations ne varièrent point, ce qui donna un immense avantage aux candidats qui parlèrent les derniers : ils avaient eu le temps de se recueillir, de méditer leur réponse, d'observer l'impression produite par leurs devanciers, et de mettre leur opinion et leurs paroles en harmonie avec les sentiments de l'auditoire : la partie n'était donc pas égale. Les professions de foi terminées, on alla aux voix pour savoir quels seraient les deux candidats adoptés : ce qu'il y eut de plus curieux, c'est que ce fut précisément celui des candidats qui ne s'était pas même donné la peine de venir à la réunion, et dont on ne connaissait point la manière de voir, qui obtint le plus de suffrages.

La séance avait duré près de quatre heures ; chaque candidat avait prononcé un discours qui, bien que préparé à loisir, laissait cependant beaucoup à désirer. Ce n'étaient que phrases mal assorties, lieux communs ramassés dans les journaux, et que la faiblesse des orateurs était impuissante à rajeunir. Chacun fit du patriotisme, se posa comme le défenseur de la famille et de la propriété, comme le plus intrépide champion de l'ordre et de la liberté. On ne fut pas avare de promesses ; le désintéressement était la vertu par excellence ; chaque candidat s'indignait à la seule pensée du salaire attribué aux représentants, et se serait cru déshonoré de toucher par jour 25 francs arrachés à la sueur du peuple : c'était un tolle général, et à qui montrerait la plus vertueuse indignation ; on devait faire de ce traitement immérité un généreux abandon aux bureaux de bienfaisance de l'arrondissement. Les applaudissements unanimes de l'assemblée consacrèrent ces paroles ; mais, l'élection passée, soudain on manqua de mémoire ; et les effets ne répondirent point à ces assurances trompeuses. La charité ne fut qu'un manteau d'emprunt dont on couvrit les calculs de la politique.

Les élections pour la nomination des représentants eurent lieu les 23 et 24 avril ; on votait au chef-lieu de canton. Les électeurs des communes du canton de Montdidier, conduits par leur maire, tambours et drapeaux en tête, vinrent successivement, et avec ordre, déposer leur vote à la salle d'audience du tribunal. Tout le monde était électeur ; il n'y avait aucune condition de cens ; il suffisait d'être domicilié dans la commune depuis six mois, et âgé de vingt et un ans.

Le suffrage universel direct peut être fondé en principe, mais dans l'application il présente les dangers les plus sérieux. C'est la mise en mouvement d'une masse inintelligente, obéissant aveuglément à l'impulsion qu'on lui communique, et, malgré son ignorance, maîtresse par son nombre des destinées du pays. On n'abandonnerait pas l'administration de la fortune la plus modique à des hommes auxquels on remet implicitement le soin de décider du sort de l'État. Le suffrage universel existait aussi en 1789, mais à plusieurs degrés ; c'est à cette gradation raisonnée du droit électoral qu'il faut attribuer les nominations remarquables de cette époque. Le suffrage universel fut encore dénaturé en 1848 par l'adoption du scrutin de liste ; ce mode de vote est complétement dérisoire. C'est la négation absolue du droit électoral ; l'électeur ne choisit plus ; on lui impose des candidats, et, s'il ne veut perdre son suffrage, il est obligé de les accepter.

Les représentants étaient nommés indistinctement par tous les électeurs du département ; dans la Somme, cependant, on avait conservé tacitement un simulacre de représentation par arrondissement, et celui de Montdidier avait été appelé à désigner deux députés. De l'un je ne dirai rien ; la ville de Roye a déjà eu son historien, peut-être aura-t-il un continuateur. Le député qui passait pour représenter plus particulièrement notre cité était M. Labordère, ancien avoué à Montdidier, où il occupait, avant 1830, une position secondaire au barreau. La révolution de Juillet lui ouvrit les rangs de la magistrature, une seconde révolution le porta à la Chambre.

Le mandat politique excédait la mesure de ses forces : nous avons cherché en vain quelque trace de son passage aux affaires ou l'accomplissement d'un seul acte dont le pays dut garder le souvenir ; aucune célébrité ne s'est attachée à son nom, et, confondu dans la foule, il n'a point fait rejaillir le plus léger éclat sur la ville qui l'avait honoré de ses suffrages.

Qu'il y a loin de cette pâle Assemblée constituante de 1848 à ces fameux états généraux de 1789, que nos députés électrisaient de leur souffle puissant ! Où la parole facile, incisive de Lameth ? Où l'éloquence pompeuse, la logique serrée, les répliques foudroyantes de Maury ? Quels furent les successeurs de ces hommes dont l'histoire a buriné les noms en caractères ineffaçables ? Après plus de soixante ans d'exercice de la vie politique et de luttes parlementaires, nous en sommes réduits à jeter un regard d'envie sur les choix glorieux de nos pères, et qu'avons-nous, hélas ! à leur opposer ?

Le gouvernement provisoire ayant décidé qu'il y aurait à l'Assemblée constituante un représentant pour quarante mille habitants, le département de la Somme eut quatorze députés à nommer. Le nombre des candidats fut considérable, il s'éleva à soixante-quatre : c'était une pluie de circulaires électorales, un déluge de professions de foi de toutes couleurs ; mais, parmi ces nombreux prétendants, à peine un quart méritait-il quelque attention. Il fallait opter cependant. (Pièce just. 59.) Quand même, ce qui n'était pas, le pays aurait eu une faible velléité d'entrer dans la voie des idées républicaines, la conduite peu mesurée des commissaires généraux du gouvernement envoyés à Amiens aurait suffi pour en détourner nos compatriotes.

Le choix des représentants ne fut pas ce que l'on était en droit d'attendre d'un département aussi important que le nôtre ; on vota le bandeau sur les yeux. Plusieurs de nos mandataires étaient fort peu connus avant leur nomination ; ils ne le furent pas davantage après, et depuis on n'en a jamais entendu parler.

Aucun député de la Somme ne s'est fait encore une réputation durable dans les annales politiques. La Picardie cependant n'est point une terre stérile, elle a produit des orateurs éminents. Sous la Restauration, le général Foy déploya à la tribune des talents qui ont rendu son nom populaire ; l'opposition constante qu'il fit au gouvernement contribua beaucoup, il est vrai, à ses succès, et aujourd'hui que les luttes politiques sont éteintes, lorsqu'on examine avec impartialité les titres du général à l'admiration de la postérité, l'on est étonné qu'il ait pu atteindre à une aussi grande renommée. Le piédestal que, dans un moment de fièvre, lui dressa l'opinion publique n'est-il pas bien haut pour la statue ? Quoique le général Foy fût né dans notre département, et qu'il fût incontestablement l'un des députés les plus remarquables de la Restauration, ses concitoyens ne surent pas se faire honneur de sa nomination, et ils laissèrent aux électeurs de l'arrondissement de Vervins le soin de l'envoyer à la Chambre.

Bien moins avancé dans son éducation politique que le département de l'Aisne, le département de la Somme ne peut pas même soutenir la comparaison avec celui de l'Oise ; il est, des trois départements qui composaient l'ancienne Picardie, celui où les idées politiques ont fait le moins de progrès. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler le personnel de la députation de l'Aisne à diverses époques. Pour ne citer que quelques noms : Condorcet et Saint-Just sous la république, Foy sous la Restauration, et de nos jours MM. Vivien et Odilon Barrot, ont illustré la représentation de ce départe-ment. Pourrait-on en dire autant du nôtre ? Les parties qui touchent à l'Oise et à l'Aisne participent un peu à la vie politique qui s'y fait sentir ; mais, à mesure qu'on se rapproche du centre, l'engourdissement augmente, une torpeur presque complète s'empare des esprits. La population du chef-lieu joint à un grand fonds d'honnêteté un sens droit et beaucoup de modération, mais elle pousse la circonspection jusqu'à la timidité ; elle attend que les autres aient pris un parti pour se décider. La vivacité de l'imagination, la rapidité de la conception, ne sont point les traits distinctifs du caractère des habitants d'Amiens ; ils ont besoin qu'on leur dégage leur propre avis, qu'on leur indique ce qu'ils doivent faire ; au lieu de penser par eux-mêmes, ils trouvent plus commode que d'autres pensent pour eux ; ils adoptent docilement une opinion émise, et la répètent ensuite comme si elle leur appartenait, ne se décidant, n'agissant que sous l'inspiration et d'après l'impulsion d'autrui.

Cette disposition d'esprit des Amiénois, qui leur est commune avec la grande majorité des habitants du département, doit être considérée comme la véritable cause du rôle par trop obscur que cette partie de la France a joué dans les événements dont notre patrie a été le théâtre depuis trois quarts de siècle. Privé de la faculté d'initiative qui seule communique la vie et le mouvement, le département de la Somme, malgré le chiffre élevé de sa population, son étendue territoriale, sa richesse industrielle et agricole, se trouve relégué en dehors de la sphère politique. Le gouvernement ne s'en inquiète pas. Quel cas fait-on de ses demandes les plus justes, de ses réclamations les mieux fondées ? Ne sachant point se faire craindre, il est oublié, tandis que des départements secondaires préoccupent bien plus le pouvoir et exercent sur la marche des affaires une influence à laquelle nous n'avons jamais pu prétendre. Cette humeur débonnaire est tellement connue qu'on ne se gêne nullement pour infliger au département des fonctionnaires qu'on ne tolèrerait point ailleurs ; ils sont toujours réputés assez bons pour lui ; aussi notre pays est-il en retard, si on le compare avec ceux qui l'avoisinent. Alors que tout est en progrès autour d'elle, la Somme forme comme un point d'arrêt entre la Flandre et Ile-de-France ; la placidité de caractère de ses habitants, loin d'être un titre de recommandation, est au contraire un encouragement pour les molester.

Lorsque M. Didier fut nominé à la préfecture d'Amiens en 1830, on lui demanda du ministère son avis sur l'état des esprits ; il répondit par cette phrase d'un laconisme cruel : Le département de la Somme est un département bloc. On a souvent adressé à nos compatriotes le reproche d'être réactionnaires : c'est stationnaires qu'il aurait fallu dire. Comme les idées nouvelles ont beaucoup de peine à se propager parmi eux, une fois qu'elles y ont pris racine il est extrêmement difficile de les extirper ; pour connaître la situation véritable de l'opinion, il faut toujours se reporter à vingt ans en arrière : les libéraux de 1827 étaient les coryphées de 1848.

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