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Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre VI - § II

par Victor de Beauvillé

§ II

BUREAU DE BIENFAISANCE.

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Sa création. — Ses progrès. — Ses attributions. — Revenus. — Réflexions sur nos établissements de charité.

 

Le bureau de bienfaisance ou de charité, comme on l'appelle indifféremment, concourt puissamment avec l'hôpital à soulager toutes les infortunes. Il y a plus d'un siècle que cet établissement fut fondé ; c'est à la parole persuasive, aux accents chaleureux d'un vénérable évêque, que nous en sommés redevables.

Pendant la mission que Mgr d'Orléans de la Motte fit à Montdidier en 1742, trois dames de cette ville, touchées de ses pieuses instructions, se réunirent et formèrent une association dont l'objet principal était de pourvoir aux besoins des pauvres et des infirmes qui ne pouvaient être admis à l'Hôtel-Dieu ; c'étaient mesdames Granvalet de Méricourt, Bosquillon de Bouchoir et de Romanet. Le zèle de ces dames produisit d'excellents résultats, et pendant vingt-cinq ans, sans autres ressources que celles d'une charité industrieuse, elles parvinrent à alléger bien des misères : madame de Romanet fut jusqu'à sa mort, arrivée en 1774, la trésorière de cette association ; madame de Bouchoir en était la présidente. Les dames de Charité, c'est ainsi qu'on les appelait, ne bornèrent point les effets de leur zèle à assister les indigents ; elles jetèrent les yeux sur les enfants pauvres, et résolurent de leur procurer une instruction dont jusque-là ils étaient à peu près dépourvus : en 1770, elles fondèrent, comme nous l'avons dit, la première école gratuite pour les jeunes filles.

Afin d'être dégagées de toute préoccupation et de pouvoir plus librement aider et consoler les malheureux, les dames de Charité confièrent à quelques habitants le soin de placer les capitaux qui leur avaient été remis, d'en toucher les revenus, et de veiller à l'accomplissement des fondations pieuses ordonnées par les donateurs, au nombre desquels nous devons mentionner mademoiselle Le Roi de Jumelles, morte le 12 mars 1789, qui, indépendamment d'une rente de 324 liv. constituée en 1774, laissa, par testament, 12,000 liv. aux pauvres : telle fut l'origine du bureau de charité. Le 13 juillet 1774, le bureau fut organisé et composé de treize personnes, savoir : le lieutenant général au bailliage, le procureur du roi au même siége, le maire, le procureur du roi de la ville, les curés des cinq paroisses, un marguillier de Saint-Pierre, un marguillier du Saint-Sépulcre et deux notables. Après quelques tentatives infructueuses pour se procurer des sœurs de la Providence, on résolut, au mois d'octobre 1774, de faire appel à la bonne volonté des sœurs de Saint-Vincent de Paul, et d'obtenir du supérieur que trois religieuses de cet ordre vinssent à Montdidier. Cette demande fut couronnée de succès. Nous avons rapporté avec détail, en parlant de l'école des Sœurs, les circonstances qui se rattachent à l'installation des dames de Saint-Vincent ; les lettres patentes qui les chargeaient de l'instruction des enfants pauvres leur attribuaient également la mission de visiter les malades et de secourir les indigents.

Soutenu par les dons de plusieurs personnes, notamment de madame de Bouchoir, l'établissement subsista jusqu'au 19 août 1792, époque à laquelle les conseils municipaux furent investis du soin d'administrer les biens des bureaux de charité. Les institutions de bienfaisance ne trouvèrent pas plus grâce que les églises devant les révolutionnaires ; des malheureux, cédant à de coupables instigations, détruisirent eux-mêmes ce qui avait été fondé dans leur unique intérêt ; ils insultèrent et chassèrent les Sœurs ; enfin, à force de vexations, ils contraignirent les administrateurs à se retirer.

Le 15 novembre 1792, le bureau de charité fut dissous, le mobilier dilapidé, le linge détourné, et les immeubles furent sur le point d'être vendus. Dans ce désordre, on perdit une partie des contrats de rente ; ce qui échappa subit plus tard le sort des créances de cette nature, et fut réduit au tiers de sa valeur. Lorsque le calme se rétablit, les établissements de bienfaisance attirèrent tout d'abord l'attention du gouvernement ; la loi du 16 vendémiaire an v (7 octobre 1796), réunit la direction des secours à domicile à l'administration des hospices, et, au mois de décembre suivant, la municipalité remit à cette dernière tous les papiers intéressant le bureau de charité.

Une loi du 7 frimaire an v (27 novembre 1796) avait ordonné la formation de bureaux de bienfaisance, mais elle ne reçut pas son application à Montdidier, et la commission des hospices continua d'y remplir les fonctions dévolues aux membres de ces bureaux. Le préfet de la Somme, M. Quinette, agissant d'après les ordres du ministre, prononça cette séparation le 6 pluviôse an xi (26 janvier 1803) ; conformément à son arrêté, le bureau de bienfaisance eut une administration séparée, qui entra en fonction le 22 mars suivant. Réuni à l'administration des hospices en 1833, ce bureau en fut distrait en 1848. La politique envahit alors le domaine des pauvres ; on voulut transformer les établissements charitables en machines électorales, y puiser les éléments d'une popularité éphémère, et faire le généreux avec la bourse d'autrui. Ces temps d'épreuve, dont on perd trop facilement le souvenir, sont heureusement déjà loin de nous ; puissent-ils ne jamais revenir !

Le bureau de bienfaisance est établi dans la maison de l'école des sœurs de Charité, et dirigé par les mêmes personnes. Les religieuses, au nombre de six, touchent ensemble un traitement de 3,100 fr. par an. Le personnel des Sœurs est hors de proportion avec le peu d'importance de la ville : elles sont seize, y compris celles de l'hôpital ; les nécessités du service sont loin d'en exiger autant, et d'autres villes, qui en ont plus besoin que la nôtre, seraient trop heureuses de profiter de leur ministère.

Les revenus du bureau de charité montaient, en 1792, à 4,328 livres. Indépendamment des secours que l'hôpital et le bureau distribuaient aux pauvres, on prenait chaque année sur la taille une somme affectée au soulagement des indigents ; en 1788, elle s'élevait à 3,695 liv. ; le roi, sur sa cassette, ajoutait 900 liv. ; ainsi, en sus des aumônes privées et de celles des établissements spéciaux, les pauvres de notre ville touchaient sur les fonds de l'État, 4,595 livres. En 1800, les revenus étaient tombés à 2,030 fr. ; maintenant ils atteignent le chiffre de 12,000 fr., consistant en majeure partie en rentes sur l'État, en fermages, et en deux quêtes que deux dames font dans la ville aux mois de janvier et de juillet : ces quêtes produisent près de 1,500 fr. ; elles ont diminué, car, avant la Révolution, elles rapportaient quelquefois 2,400 livres. Le bureau de bienfaisance possède, outre la maison de la rue des Juifs, la magnifique école des Frères, nouvellement construite sur la place du Marché-aux-Chevaux. Sur les 12,000 fr. dont il dispose, 6,750 fr. environ sont appliqués à l'instruction ; le reste est employé en secours.

La générosité de nos concitoyens s'exerce d'une manière non moins honorable envers le bureau de bienfaisance qu'à l'égard de l'hôpital. Les personnes qui ont la mémoire du cœur n'ont pas oublié mesdemoiselles de la Morlière, dont l'inépuisable charité soulageait les indigents de la ville aussi efficacement que le faisait le bureau de bienfaisance ; leur mort fut pour les malheureux une perte irréparable. Les administrateurs, voulant témoigner la reconnaissance que leur inspirait le souvenir de leurs vertus, décidèrent qu'il serait placé sur la tombe de ces deux sœurs, que la mort n'avait pu séparer, une pierre portant cette inscription :

D. O. M.
ICI REPOSENT LES CORPS DE MESDEMOISELLES
MARIE ANNE GABRIELLE SUZANNE
DELAMORLIÈRE DE CREMERY
DÉCÉDÉE LE 4 8bre 1820
AGÉE DE 73 ANS.
   ANNE LOUISE SOPHIE
DELAMORLIERRE DE MISERY
DÉCÉDÉE LE 20 xbre 1812
AGÉE DE 71 ANS.
TOUTES DEUX MÈRES DES PAUVRES
TOUTES DEUX FONDATRICES DES ÉCOLES DE CHARITÉ
TOUTES DEUX MORTES EN ODEUR DE SAINTETÉ
REQUIESCANT IN PACE.
MONUMENT ÉLEVÉ PAR LE BUREAU DE CHARITÉ
ORGANE DE LA RECONNAISSANCE PUBLIQUE.
1821.

S'il nous fallait nommer toutes les personnes qui contribuèrent au développement du bureau de bienfaisance, la liste serait trop longue ; citons seulement, comme une des dernières en date, mais l'une des premières par l'importance du legs, mademoiselle Henriette Bosquillon de Bouchoir, décédée sans héritiers proches, le 10 novembre 1849, qui légua au bureau de charité une somme de 10,000 fr. en argent, et des immeubles évalués à 30,000 fr. ; son père, avocat au bailliage, avait été élu président du tribunal de district en 1790, et mourut en 1800 : son éloge, composé par M. le Boucher, ancien avocat au parlement, forme une brochure in-4° de onze pages d'impression.

Il est peu de petites villes qui possèdent des établissements de charité comparables aux nôtres : l'hôpital, l'Hôtel-Dieu, le bureau de bienfaisance, l'école des Frères, celle des Sœurs, sont magnifiquement installés, admirablement tenus et largement dotés ; nous n'avons rien a envier sous ce rapport à des cités beaucoup plus importantes : l'on peut estimer, sans crainte de se tromper, à 80,000 fr. les secours de toute espèce prodigués chaque année aux pauvres ; malheureusement leur nombre augmente, et s'accroît en proportion des ressources dont on dispose en leur faveur. « Il serait à désirer, » porte un rapport de 1808, « que les aumônes fussent toutes confiées au bureau, et qu'il n'y eût qu'un point, qu'un centre commun pour la recette et la distribution des secours. Le bureau, éclairé sur le nombre et les vrais besoins des pauvres, serait plus à portée que les particuliers de placer leurs bienfaits, et écarterait ces fainéants qui spéculent sur les haillons de la misère, et dévorent en mendiant la subsistance du véritable nécessiteux ; il pourrait recourir à la police, et la coopération de leurs moyens diminuerait la mendicité, qui, relativement à la population de Montdidier, est considérable dans cette ville. Le nombre des pauvres est aujourd'hui plus grand qu'il ne l'était en 1788. En général, on attribue cette augmentation à la diminution de commerce de lainage qui occupait jadis la ville et ses environs. Mais, en réfléchissant davantage, on en voit la cause clans cette démoralisation qui a survécu aux troubles civils. L'homme malheureux rougissait autrefois d'être sur la liste des pauvres, il travaillait plus ; il en est qui s'empressent d'être sur cette liste, ils ne travaillent pas, on est forcé à regret de soulager des paresseux ; la charité particulière, toujours indulgente, oublie leur paresse et ne voit que leur misère. Peut-être aussi l'augmentation du nombre des pauvres est-elle due à cette bienfaisance même des particuliers qui donne à tous les mendiants, et ne distingue pas celui qu'il faut assister et celui qu'il faut renvoyer : malheureusement il y a toujours quelque inconvénient à côté du bien : le bureau, n'ayant pas assez de moyens fixes à sa disposition, pas de maison de répression pour la mendicité, ne veut pas tarir, par des mesures intempestives, la bienfaisance particulière ; il s'y trouve d'ailleurs un avantage réel, c'est que les personnes charitables joignent souvent leurs sages recommandations à leurs aumônes, le malheureux est plus disposé à croire celui qui sait ainsi appuyer ses observations. Grâce à cette communication journalière, des individus ont renoncé à une vie oisive et vagabonde. »

En 1808, le bureau assistait soixante vieillards et douze enfants ; en 1819, il y avait cent cinquante-trois personnes ou ménages prenant part aux distributions ; cette augmentation était due à la présence de nombreux étrangers. Justement inquiet d'une telle progression, le bureau de charité invita, en 1820, l'autorité municipale à s'occuper des moyens d'empêcher des gens notoirement dans l'indigence de venir s'établir dans la ville ; à cet effet, l'année suivante il prenait une délibération ainsi motivée : « L'assemblée, reconnaissant que depuis quelque temps des individus étrangers et sans ressources, attirés par l'espoir de partager les secours que la charité de quelques-uns de nos concitoyens a assurés aux indigents de la ville, viennent s'y fixer, et réussissent quelquefois, par le spectacle de leur misère et leurs importunités, à exciter la commisération au détriment des pauvres de Montdidier, sur qui ils finissent par attirer de nouvelles charges ; pénétrée de la nécessité de remédier par tous les moyens possibles à cet inconvénient très-grave, a résolu de n'admettre à la participation des établissements de charité, soit d'instruction, soit de secours, aucun individu étranger qui viendrait se fixer dans la commune. »

II ne suffit pas de prendre une délibération, il faut l'appliquer. Ces sages résolutions sont continuellement éludées : l'invasion qu'on voulait prévenir suit son cours ; au bout de quelques mois les nouveaux venus ont acquis droit de cité, il faut les aider ; de là des charges nouvelles qui s'ajoutent à celles qui pesaient déjà sur la ville. On sait dans les environs que les pauvres de Montdidier sont parfaitement secourus, et la certitude d'être assistés engage, tous les ans, des individus qui n'ont d'autre but que d'être inscrits sur les registres du bureau de charité à venir se fixer dans nos murs.

Le caractère charitable des habitants et l'opulence des établissements publics ont nui à la ville ; ils ont involontairement empêché le commerce d'y prospérer, l'industrie de s'y établir ; la classe inférieure a perdu le goût du travail. Que l'on compare la position des ouvriers de Montdidier à celle des ouvriers du Santerre : quelle différence ! Là, pas d'hôpital, d'Hôtel-Dieu, de bureau de bienfaisance ; cependant l'industrie y fleurit, et fait chaque jour de nouveaux progrès. Ce commerce de bonneterie qui enrichit nos voisins, Montdidier en était autrefois en possession ; nous nous en sommes laissé dépouiller sans même essayer de soutenir la concurrence. Où sont nos fabricants ? Que sont devenus ces ateliers de métiers à bas, autrefois si renommés ? Nous n'en avons plus un seul : les secours trop multipliés ont rendu les ouvriers indolents, insubordonnés, et mis les patrons dans l'impossibilité de les employer.

Les ateliers de charité, auxquels, dans ces vingt-cinq dernières années on a été quelquefois forcé de donner une extension déplorable, sont encore une cause de démoralisation. Les ouvriers s'y perdent les uns les autres ; c'est la pire de toutes les écoles : les individus habitués à ces travaux ne veulent plus chercher à s'en procurer d'autres, ils préfèrent gagner 1 fr. ou seulement 75 centimes par jour, plutôt que de recevoir un salaire plus élevé qu'il faudrait mériter par un travail assidu. Combien de fois n'a-t-on pas vu, dans le cours de l'hiver, des agglomérations de soixante à quatre-vingts personnes occupées à remuer inutilement des terres, sans but, sans direction, sans autre résultat pour la ville que d'obérer ses finances ? L'administrateur qui réformera un pareil état de choses aura bien mérité de ses concitoyens. Il ne faut pas hésiter à faire le sacrifice de sa popularité au bien public ; on pourra succomber dans les élections, mais on aura conquis l'estime des honnêtes gens et fait son devoir en homme de cœur. Il y aurait un avantage immense à changer le mode d'assistance ; des secours à domicile, convenablement répartis, seraient moins onéreux pour la ville, et forceraient les paresseux à compléter par leur travail les moyens d'existence mis à leur disposition : une association de bienfaisance qui s'est formée, en 1852, sous le nom d'Œuvre des Familles a déjà rendu, à cet égard, de véritables services ; l'association ne distribue que des secours en nature, et seulement aux pauvres qui ne se livrent pas à la mendicité.

Peut-être trouvera-t-on mes paroles bien sévères. Témoin des abus dont je viens de parler, j'ai dû les dénoncer hautement. Combien de personnes n'ai-je pas vu gémir sur les maux qui nous entourent, en signaler la véritable cause, chercher les moyens d'y obvier, puis manquer de courage et éprouver de soudaines défaillances quand le moment était arrivé d'exprimer publiquement leur pensée et d'en venir à l'exécution. Pour moi, j'ai rempli un devoir pénible, mais je devais le faire ; je ne tais point la vérité lorsqu'il est utile de la faire connaître, et je signale le mal pour qu'on y apporte un remède : ce n'est pas en cachant sa plaie au médecin que le malade petit espérer sa guérison.

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