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Histoire de Montdidier
Livre III - Chapitre I - Section V

par Victor de Beauvillé

Section V

Reliques

Châsse et processions des saints Lugle et Luglien

Vie des bienheureux frères Lugle et Luglien, par D. Pagnon

Suppression du prieuré

Ses armoiries

 

Les nombreuses reliques que renfermait cette église contribuaient beaucoup à établir sa supériorité dans l'esprit des fidèles : on y révérait celles de saint Georges, de saint Protais, des saints Côme et Damien, de saint Jean Chrysostôme, de saint Sébastien, et beaucoup d'autres. Plusieurs de ces reliques, assurait-on, avaient été rapportées des croisades : quelques-unes passaient, aux yeux du peuple, pour posséder une vertu particulière ; telles étaient celles de saint Agapit, vulgairement saint Agrapat, que l'on invoquait pour guérir les maux de ventre. Pendant les guerres de religion, les protestants brûlèrent un grand nombre de ces restes vénérés. Un procès-verbal dressé le 25 mai 1660, par D. Claude Bruslé, sacristain du prieuré, constate l'état des reliques à cette époque, et en donne l'indication détaillée. (Pièce just. 66.) Mais les plus célèbres de toutes étaient celles des saints Lugle et Luglien : leur vie est trop connue de nos compatriotes pour qu'il soit nécessaire de la rapporter ici.

Selon une légende conservée à Soissons dans le dix-septième siècle, après que le prêtre Paul eut fait le récit du vol sacrilége qu'il avait commis à Lillers, les prêtres et les assistants allumèrent un bûcher, et placèrent au milieu des flammes les reliques de nos patrons, qui en furent retirées intactes. Frappée de ce miracle, la comtesse Helvide promit d'élever une église en l'honneur de la Vierge et des deux frères irlandais : elle aurait même fondé un chapitre dans cette église et doté largement les chanoines. Ghesquaire est le premier écrivain qui rapporte cette particularité inconnue des chroniqueurs montdidériens. Comment expliquer que depuis l'an 900, époque présumable à laquelle aurait eu lieu l'événement dont nous venons de parler, jusqu'à la fin du quinzième siècle, il ne soit pas fait mention de ces glorieux martyrs ? Tous les auteurs gardent le silence le plus profond à leur égard, et ce n'est qu'en tête d'une pièce de théâtre représentée en 1656, que l'on imprime pour la première fois les circonstances de la translation d'une partie de leurs reliques de Lillers à Paillart, et de cette dernière commune à Montdidier.

Le seizième siècle, qui porta un coup si funeste au culte des saints, fut favorable, au contraire, aux bienheureux protecteurs de notre cité. En 1567, pour soustraire leurs reliques à la fureur des hérétiques, on les transporta secrètement dans la maison du maïeur Pierre de Baillon, et elles furent déposées dans la tourelle en encorbellement qui forme le coin de la rue des Cuisiniers avec la rue des Capucins. On peut voir ce que D. Pagnon rapporte à ce sujet. Nous avons fait dessiner cette tourelle ; la flèche élancée qui la surmontait a été remplacée, il y a une vingtaine d'années, par une calotte en plomb moins pittoresque. Cette tourelle est octogone et percée sur chaque face d'une fenêtre cintrée, entourée de pilastres ioniqnes cannelés ; au-dessus règne une frise en feuillages ; malheureusement les nombreux badigeonnages qu'elle a subis ont altéré son caractère ; la maison dont elle fait partie était connue au seizième siècle sous le nom de l'Ane rayé.

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Les ossements des deux frères étaient conservés dans une châsse d'argent exécutée en 1686 ; deux bustes de même métal, fabriqués en 1719 et 1720, contenaient leurs chefs. Auparavant, une châsse de bois doré, sur laquelle étaient sculptés en demi-relief des sujets tirés de la vie et de la translation de nos patrons, renfermait leurs précieux restes. Cette châsse, redorée et enrichie en 1631 par les marchands drapiers qui s'étaient mis sous le patronage des saints Lugle et Luglien, était au-dessus du tableau du maître-autel ; le 13 mars 1682, des ouvriers, en travaillant à la voûte du chœur, la firent tomber, et elle se brisa dans la chute ; on prit alors la résolution de mettre les reliques dans un coffre plus digne d'elles. Une châsse d'argent, d'un travail très-soigné, fut commandée à un habile ouvrier de Paris, par D. Benoît Hennequin, prieur claustral. Les religieux donnèrent 2,000 liv., et le prieur commendataire 500 liv. ; la translation des reliques de la châsse de bois dans celle d'argent se fit le 12 mai 1686, en présence de D. Charles de la Motte, prieur claustral de la Charité, et de D. Jean Bombars, prieur claustral de Saint-Marcel de Châlon-sur Saône, visiteurs de l'ordre. La nouvelle châsse alla prendre la place de l'ancienne, et quelques-uns de nos compatriotes se rappellent parfaitement l'avoir vu exposée à la vénération des fidèles. La République ne respecta pas plus ce reliquaire que les autres, et il fut envoyé à la fonderie.

Le prieur avait le droit de descendre et d'exposer la châsse des saints Lugle et Lnglien, mais il ne pouvait faire la procession sans la permission de l'évêque ; la veille, un des religieux devait inviter le maire à assister à l'office. Cette démarche, qui leur fut imposée dans le siècle dernier, parut blessante aux Bénédictins, et ils firent tous leurs efforts pour s'en affranchir. De son côté, le maire défendit ses prérogatives avec opiniâtreté, et il s'ensuivit une contestation qui fut soumise d'abord à l'intendant de Picardie, puis au ministre ; enfin la mairie fut maintenue dans ses priviléges. Le jour de la procession, le corps de ville avait le pas dans l'église, et il occupait dans le chœur les six premières stalles de gauche ; le clergé des paroisses et les Capucins allaient au prieuré chercher les religieux. Les membres de l'échevinage, du bailliage, de l'élection et du grenier à sel se rendaient en robe à Notre-Dame ; quatre confrères, ayant chacun une torche à la main, accompagnaient les chefs des saints ; quatre membres de l'échevinage, tenant également une torche, entouraient les châsses. De temps immémorial les stations se faisaient à l'église du Saint-Sépulcre, sur la Place et à la Croix-Bleue : celles qui avaient lieu quelquefois dans les communautés religieuses étaient dues uniquement à la complaisance des Bénédictins. (Pièce juste 102.) Anciennement la procession ne franchissait jamais les murs de la ville ; elle sortit pour la première fois en 1719, et se rendit au couvent des Ursulines, qui avaient supplié les moines de leur accorder cette faveur. On se départit rarement, et dans les derniers temps seulement, de cette règle. En 1789, la prolongation de la pluie faisant craindre pour la récolte, on fit, le 28 juillet, une procession générale afin d'obtenir le retour du beau temps. On alla, par exception, à Saint-Martin ; mais il fut dressé un procès-verbal constatant : Que cette faveur ne pouvoit tirer à aucune conséquence ni donner droit aux habitants de ladite paroisse de requérir les processions calamiteuses dans leur église lorsque le malheur du temps l'exigeroit.

Dans une Vie des Saints imprimée à Lyon, en 1689, in-folio, on trouve la relation de plusieurs miracles attribués à nos patrons. Retracer la vie des protecteurs de la cité, faire connaître les faveurs dues à leur intercession, et perpétuer ainsi le culte de reconnaissance dont ils sont l'objet, était, il faut en convenir, un sujet bien digne d'exciter l'émulation des Bénédictins. D. Bonaventure Fricourt avait fait des deux frères les héros d'une tragédie latine dont nous donnerons l'analyse au livre IV, chap. i ; après lui, un de ses confrères, plus modeste, se borna simplement à parler notre langue, sans tenter d'escalader le Parnasse.

En 1718, D. Jean Pagnon, prieur claustral de Notre-Dame, publia, sous le voile de l'anonyme, un volume in-octavo de 171 pages, dont voici le titre : La vie des bienheureux frères et glorieux martyrs saint Lugle, archevêque, et saint Luglien, roy d'Hibernie, patrons de la ville de Montdidier en Picardie, et de celle de Lillers en Artois. Par un religieux bénédictin réformé de l'ordre de Cluny. Avec la permission des supérieurs. MDCCXVIII.

Cet ouvrage est divisé en cinq parties : dans la première, l'auteur retrace la vie des deux frères ; la seconde contient une dissertation sur l'authenticité de leur martyre ; la troisième renferme l'histoire de la translation de leurs reliques ; dans la quatrième partie, la plus curieuse pour nous, D. Pagnon rapporte les miracles opérés à Montdidier par les deux saints ; enfin dans la dernière partie se trouvent l'office du jour de la fête et celui de la translation. Les hymnes que l'on chante ces jours-là offrent un attrait tout particulier pour un Montdidérien, car elles ont véritablement rapport à la vie du saint que l'on honore ; la versification en est agréable et cadencée. Bon de Merbes pourrait bien être l'auteur de ces poésies ; il avait travaillé sur cette matière, et composé une hymne latine qui n'est point dans ce recueil. (Pièce just. 103.) C'est très-probablement de lui que D. Pagnon veut parler, quand il dit que ces hymnes ont pour autheur un pieux et sçavant ecclésiastique de cette ville. La traduction française placée en regard est de D. Pagnon.

Le style de notre Bénédictin est un peu lourd et diffus, cependant il se lit sans effort. Dans sa préface, il cite une vie des saints Lugle et Luglien, donnée en 1673 par le P. Guillebert de la Haye ; je n'ai jamais pu m'en procurer un exemplaire. La première édition de l'ouvrage de D. Pagnon est assez rare. En 1784 on en a publié à Amiens, chez Caron père, une seconde édition, 82 pages in-douze. Par économie, ou plutôt par spéculation, on a évité d'ajouter l'office, et il en a été fait la même année un petit volume séparé de 35 pages ; cet opuscule a été réimprimé différentes fois avec quelques variantes dans le texte.

Le P. Pagnon a encore composé un Mémoire justificatif pour les religieux réformés du prieuré de Notre-Dame de Montdidier contre les prétentions mal fondées des maire, échevins, et autres officiers de la même ville au sujet des translations qui ont été faites au mois d'octobre 1719 et au mois de juin 1720, par Dom Jean Pagnon, prieur claustral. Ce Mémoire, manuscrit de 12 pages in-quarto, offre peu d'intérêt. L'auteur y combat avec force les prétentions de l'échevinage, qui, sans preuve aucune, soutenait avoir été originairement en possession des reliques des patrons de Montdidier, et cherchait querelle aux Bénédictins, sous le prétexte que ceux-ci ne l'auraient pas invité à assister à la translation du chef de saint Luglien d'un reliquaire ancien dans un buste d'argent. D. Pagnon prouve, en rappelant les translations opérées dans le siècle précédent, que la présence du corps de ville à des solennités de ce genre n'a jamais été requise, et que, si les officiers municipaux ont été parfois engagés à y assister, c'est par pure politesse, et non autrement. Quelque diligence que j'aie faite, il m'a été impossible de recueillir aucun renseignement sur le compte de D. Pagnon : devons-nous le compter au nombre de nos compatriotes ? J'en doute, bien que j'aie vu ce nom dans des actes de l'état civil du dix-septième siècle ; mais si D. Pagnon n'était pas Montdidérien de naissance, il l'était certainement de cœur, et son ouvrage témoigne assez du vif attachement qu'il portait à notre pays.

La possession des reliques des saints Lugle et Luglien aurait suffi à elle seule pour assurer à l'église du prieuré la prééminence sur toutes celles de la ville, et pour consoler en partie les religieux de l'échec que leur amour-propre avait éprouvé par suite des arrêts du conseil de 1726 et 1731 ; comme, dans les grandes occasions, c'était d'elles que l'on attendait du secours, les Bénédictins avaient entre les mains un puissant moyen d'action sur l'esprit de la multitude.

En 1790, lors de la fermeture du Prieuré, le bruit s'étant répandu que les moines songeaient à se défaire de ces reliques vénérées, et même à les vendre, une émeute faillit éclater ; on monta la garde pour veiller à leur conservation ; des gens, disait-on, en avaient déjà offert 3,000 livres. Pour calmer l'irritation populaire, le procureur de la commune donna aux Bénédictins le conseil de confier leur dépôt sacré à la ville, qui prenait l'engagement de le leur restituer si la communauté était maintenue ; cette proposition fut acceptée, et, le 7 mars 1790, les reliques furent transportées du prieuré à Saint-Pierre. Cette translation se fit avec pompe ; le clergé des différentes paroisses, celui des communautés et les Capucins y assistèrent. La châsse était portée par M. Lefèvre, curé de Notre-Dame, et les bustes par MM. Cocquerel, curé de Saint-Martin, et Bosquillon, ancien curé de Marquivillers, prieur de Saint-Faron d'Esclainvillers ; à leur côté marchaient le maire, les officiers municipaux et les membres du conseil général de la commune ; la garde nationale formait l'escorte, et tenait à distance l'immense concours de peuple accouru pour prendre part à cette pieuse cérémonie. Le clergé de Saint-Pierre s'avança processionnellement au-devant des reliques. M. de Saint-Fussien de Vignereul, maire de Montdidier, après un discours de circonstance, en fit la remise publique à M. Turbert, curé de la paroisse. Celui-ci, en recevant la châsse et les bustes, s'en déclara responsable, s'engageant à les remettre aux Bénédictins, dans le cas où leur congrégation serait rétablie.

Ce fut le dernier signe de vie des religieux. Le 29 avril 1790, le maire et les officiers municipaux se transportèrent au prieuré, arrêtèrent le registre des actes capitulaires, prirent possession du couvent au nom de la nation, et invitèrent les moines à se séparer. L'accomplissement de cette mesure fut pénible ; les personnes chargées par devoir de l'exécuter quittèrent le monastère, l'esprit soucieux, le cœur oppressé, et cependant l'avenir leur était inconnu. Ainsi finit une communauté modeste, qui depuis six siècles et demi s'était identifiée avec la ville, et avait partagé sa bonne comme sa mauvaise fortune. A l'exception du désordre qui régna dans la maison pendant une partie du seizième siècle, il n'y eut qu'avantage pour le pays à posséder le couvent de Notre-Dame. Les Bénédictins furent regrettés et méritaient de l'être ; ils faisaient travailler les ouvriers et répandaient des aumônes abondantes : aussi leur suppression causa-t-elle une tristesse générale. (Pièce just. 104.)

Les armes du prieuré offraient l'image de la Vierge ; mais cette représentation ne fut pas toujours la même. Le sceau qui a pour effigie la mère du Sauveur, tenant l'enfant Jésus dans ses bras, avec ce reste d'inscription... tisdesideri, est de 1303 ; il se trouve au bas de la promesse faite par les Bénédictins de soutenir Philippe le Bel contre Boniface VIII ; le sceau est de cire verte pendant à une queue de parchemin.

Il existe aux Archives du département de l'Oise deux quittances scellées du sceau du prieuré. L'une, du 24 mars 1378, est donnée par B. de Croiste, prieur de le prieuré et église Notre-Dame de Montdidier, membre de l'église de Clugni, à l'abbaye Saint-Quentin de Beauvais, et constate le reçu de treize muids de grain, un tiers en avoine et deux tiers en-blé, et de quatre livres et douze souls parisis que les dis religieux doivent à nous et à nostre couvent et au chantre de nostre dit prioré et église de Montdidier pour le terme de Noel derrain passé. Cette quittance est munie d'un sceau ovale de cire brune, sur queue de parchemin, et montrant un moine à genoux devant la Vierge et son divin fils. A la tête de l'enfant on remarque une étoile : autour du sceau on distingue ce fragment d'exergue..... de montedeside. L'autre quittance est du 20 juillet 1461 : Jean de Chessoy, prieur de Montdidier, donne décharge à l'abbaye Saint-Quentin de 100 écus d'or du prix de 24 sols 6 deniers, monnaie courante en ce pays, et de quarante muids de grain, deux tiers en blé, un tiers en avoine, que l'abbaye Saint-Quentin devait au prieuré de Montdidier. Au bas est un sceau ovale de cire verte, apposé sur une queue de parchemin ; au milieu on voit la Vierge, assise, tenant l'enfant Jésus : au-dessus se trouve Notre-Seigneur en croix entre les saintes femmes. Au-dessous de la Vierge est un moine qui la regarde les mains jointes ; en face de lui sont ses armes : un chevron accompagné de trois croix. L'exergue en français est presque illisible ; on déchiffre cependant... dame de mon...

Le grand sceau du prieuré, que nous avons fait dessiner, figure l'ange Gabriel annonçant l'Incarnation à la sainte Vierge : derrière elle est un lis dans un vase ; entre la Vierge et l'ange on voit un autre vase d'où sort une tige, mais la faiblesse de l'empreinte est telle qu'elle ne permet pas de distinguer la fleur ; entre la tête de l'ange et celle de la mère de Dieu, il y a un croissant surmonté d'une étoile. Autour est écrit :

X s. beate marie montisdesiderii.

Ce sceau est appliqué sur pâte, sur un titre en parchemin qui fut déposé dans la châsse des saints Lugle et Luglien, lorsqu'on en fit l'ouverture en 1660. En effet, au dos de ce titre contenant la requête présentée en 1631, par les marchands drapiers pour obtenir la permission de faire redorer la châsse de saint Luglien, on lit : « Toute cette châsse et cassette ont estez visitées les 25 et 26 may 1660 par les RR. PP. D. Eusèbe Thorillon, prieur claustral ; D. Eustache d'Avesnes et D. Claude Bruslé, sacristain, et trouvées conformes aux anciens billets de ce prieuré, fermées par Dom Claude Bruslé, sacristain et secrétaire de la communauté, et scellées du sceau du couvent. » Lors de la réformation des armoiries en 1697, celles du couvent de Notre-Dame furent fixées ainsi : d'or, à un chevron écartelé d'azur et d'argent.

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