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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre II - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Origine de Montdidier

Serait-ce le Bratuspantium des anciens ?

Opinion de Perrot d'Ablancourt, mal comprise par Samson et ses successeurs

Sentiments des auteurs montdidériens

Antiquités découvertes dans le pays

 

Montdidier est-il l'antique Bratuspantium dont parle César ? C'est une question dont la solution sera toujours incertaine. Lorsque César écrivit la relation de sa campagne des Gaules, il ne se doutait pas des difficultés qu'il préparait aux antiquaires, des dissertations interminables auxquelles donnerait lieu le moindre mot échappé de son stylet. Si ses Commentaires ont jeté un grand jour sur la géographie ancienne de la France, il faut convenir aussi que, grâce aux notes et aux remarques sans nombre dont les traducteurs ont surchargé son ouvrage, on est presque arrivé à mettre tout en doute et à ne plus s'y reconnaître. Pour ne citer que ce qui concerne notre pays, avant qu'on soit d'accord sur la position de Samarobriva, de Portus-Itius, de Bratuspantium, etc., les villes qui ont aujourd'hui la prétention d'occuper l'emplacement de ces antiques cités auront elles-mêmes disparu du sol, et peut-être un jour discutera-t-on sur leur existence, comme l'on discute sur l'existence de celles qui les ont précédées.

Bratuspantium n'est nommé qu'une seule fois dans les Commentaires ; mais ce seul mot a donné lieu à bien des interprétations : c'est le Léviathan des Écritures. Le conquérant des Gaules, après avoir soumis les Suessions, marche contre les Bellovaques. Ceux-ci se renferment, avec tout ce qu'ils possèdent, in oppidum Bratuspantium. César étant à environ cinq milles de la ville, les vieillards en sortirent et se rendirent au-devant de lui, le suppliant de leur accorder la paix : il y consentit, à condition qu'ils lui remettraient six cents otages et leurs armes. « Cæsar, obsidibus acceptis, primis civitatis atque ipsius Galbæ regis duobus filiis armisque omnibus ex oppido traditis, in deditionem Suessiones accepit, exercitumque in Bellovacos ducit. Qui quum se suaque omnia in oppidum Bratuspantium contulissent, atque ab eo oppido Cæsar cum exercitu circiter millia passuun V abesset, omnes majores natu, ex oppido egressi, manus ad Cæsarem tendere, et voce significare cœperunt, sese in ejus fidem ac potestatem venire, neque contra populum romanum armis contendere. Item, quum ad oppidum accessisset, castraque ibi poneret, pueri mulieresque ex muro passis manibus suo more, pacem ab Romanis petierunt.

« Pro his Divitiacus…..      fecit verba….. Cæsar honoris Divitiaci atque Æduorum causa sese eos in fidem recepturum et conservaturum, dixit ; sed quod erat civitas magna, et inter Belgas auctoritate ac hominum multitudine præstabat, DC obsides poposcit. His traditis, omnibusque armis ex oppido collatis, ab eo loco in fines Ambianorum pervenit, qui se suaque omnia sine mora dediderunt. » (Cæsar, Guerre des Gaules, liv. II.)

Voici la traduction de ce passage :

« César se fit livrer toutes les armes (celles des Suessions et des habitants de Noviodunum) : il prit pour otages les principaux d'entre eux, même les deux fils du roi Galba, et marcha contre les Bellovaques. Ceux-ci s’étalent renfermés avec tous leurs biens dans la place de Bratuspantium. César et son armée en étaient à cinq milles, lorsque tous les vieillards, sortant de la ville, vinrent lui tendre des mains suppliantes, criant qu'ils  se rendaient, et ne voulaient point faire la guerre aux Romains. Comme  il s'était approché de la place et établissait son camp, il vit les femmes et les enfants, qui, du haut des murs, étendaient les mains et demandaient la paix à leur manière.

Divitiacus parla en leur faveur….. César répondit que, par égard pour Divitiacus et les Éduens, il acceptait leur soumission, et leur laissait la vie ; mais, comme cette cité avait beaucoup d'importance chez les Belges par son crédit et sa population, il demanda six cents otages. Dès qu'ils eurent été livrés avec toutes les armes, il marcha contre les Ambiens ; ceux-ci se rendirent aussitôt. » (Collection Panckoucke.)

De Bratuspantium, cette ville considérable, l'une des plus puissantes, des plus peuplées des Belges, il n'en est plus parlé dans les Commentaires, et c'est sur le seul passage que nous venons de citer que s'est exercée toute la sagacité des antiquaires.

De la Morlière, dans les Antiquités d'Amiens ; de la Villette, dans la préface de son Commentaire sur la coutume de Montdidier ; Grégoire d'Essigny et les chroniqueurs montdidériens qui se sont occupés des antiquités de notre ville, n'ont pas hésité à faire remonter son origine à l'époque gauloise, et à la considérer comme le Bratuspantium des anciens.

Ils se fondent principalement sur la position élevée de la ville et la hauteur des murs d'où les habitants tendaient à César leurs mains suppliantes ; sur la grandeur qu'ils supposent que Montdidier avait autrefois, motivant leur opinion à cet égard sur ces nombreux vestiges d'habitations que l'on rencontrait il y a deux siècles dans la plaine d'Ételfay et du Mesnil-Saint-Georges ; sur ce qu'un vallon, dans le faubourg de Paris, s'appelle aujourd'hui encore Val-à-Carré, par corruption, disent-ils, de Vallum a Cœsare : le Val-à-Carré, ou Val de César, tient à l'ancien chemin de Noyon à Montdidier ; or, suivant ces mêmes interprètes, c'est précisément par ce vallon que César, venant de Noviodunum, aurait passé pour se rendre de Bratuspantium ou Montdidier dans le pays des Ambiens.

D'après les Commentaires, Bratuspantium était situé dans le Beauvaisis, sur la frontière de l'Amiénois. Cette position géographique est bien celle de Montdidier ; il est fort probable qu'au temps de la conquête des Gaules cette ville appartenait au Beauvaisis, et non à l'Amiénois, pays beaucoup plus restreint. Dans un titre de 1363 (Pièce just. 25 bis), le village de Fontaine, distant de quatre kilomètres seulement, est désigné ainsi : Fontainnes en Beauvoisis lez Montdidier. Il y a plusieurs siècles, la prévôté de Montdidier s'étendait jusqu'à Beauvais, comprenant dans ses limites la partie de cette cité qui se trouve en deçà du pont Saint-Laurent. Cette étendue de juridiction pouvait être fondée sur ce qu’anciennement il y avait entre les deux villes quelque communauté de territoire, quelque identité d'origine. Telles sont les raisons sur lesquelles on s'appuie pour prouver que Montdidier aurait remplacé Bratuspantium : quoique peu convaincantes, elles ne sont pas entièrement dénuées de fondement, et l'origine de bien des villes ne repose pas sur une base plus solide ni mieux établie.

Perrot d'Ablancourt a placé Bratuspantium à Gratepanse. L'analogie du mot de Gratepanse avec celui de Bratuspanse est frappante ; aussi M. Lemaire, dans sa collection des Classiques latins, penche-t-il pour cet avis ; M. Nisard l'adopte également ; seulement ces critiques, trompés sur le véritable Gratepanse dont entendait parler Perrot d'Ablancourt, ont confondu Grattepanche près Amiens avec Gratepanse près Ferrières.

M. Graves, dans sa Notice archéologique sur le département de l'Oise, publiée en 1839 et 1856, est tombé dans la même erreur ; il rejette le sentiment de Perrot d'Ablancourt, par la considération, dit-il, que le Grattepanche (Somme) est situé dans l'Amiénois, tandis que l'oppidum gaulois appartenait aux Bellovaques. Cette dernière raison est bonne ; mais, si elle s'applique à Grattepanche près Amiens, elle ne saurait concerner Gratepanse près Montdidier.

Au commencement de ce siècle, il existait près de Ferrières (Oise), à huit kilomètres de Montdidier, un hameau composé d'une douzaine de maisons que l'on nommait Gratepanse-lès-Ferrières ; la dernière a été démolie en 1837. Ce Gratepanse faisait partie, bien certainement, du pays des Bellovaques ; situé dans la direction de Noviodunum, à peu de distance des frontières des Ambiani, il réunissait par conséquent les diverses conditions géographiques exigées pour Bratuspantium : on retrouve encore entre les noms cette similitude que Perrot d'Ablancourt invoque à l'appui de son opinion.

Mais nous allons plus loin, et nous disons que c'est de Gratepanse près Montdidier, et non de Grattepanche, canton de Sains, que Perrot d'Ablancourt a entendu parler, comme le prétend mal à propos Sanson, et comme M. d'Allonville, M. Graves et autres l'ont répété après lui. Citons les propres paroles de Perrot d'Ablancourt : «Pour moy,» dit-il, « je croirois plutost que Bratuspantium est Grattepance, que Beauvais, à cause de la conformité du nom : outre qu'on dit qu'il s'y trouve encore des antiquités, quoy que le lieu soit ruiné ; et c'est l'avis du sieur du Buisson.» Perrot d'Ablancourt, on le voit, ne désigne nullement d'une manière spéciale Grattepanche près Amiens. Le dernier mot de sa phrase, l'autorité sur laquelle il se base pour établir l'identité de Gratepanse avec Bratuspantium, prouvent, au contraire, que c'est Gratepanse près Ferrières qu'il a en vue. Le sieur du Buisson, dont il rapporte le témoignage, était un ingénieur employé aux travaux de la citadelle d'Amiens, qui fut chargé en 168o de reconnaître la possibilité de la jonction de l'Oise avec la Somme, en canalisant la rivière de Montdidier et en la faisant communiquer avec l'Aronde à Montières. Du Buisson visita le terrain avec attention, et remonta le cours de la rivière jusqu'à sa source à Dompierre ; de là à Gratepanse, il y a à peine deux kilomètres. Il lui fut facile de se rendre dans ce dernier village, de l'examiner, de vérifier sur place les traditions locales, et de s'assurer par lui-même de la probabilité de l'existence d'une ancienne ville dans cet endroit ignoré. Si la profession de du Buisson, et la mission qu'il remplit dans notre pays, eussent été connues de Sanson et de ceux qui ont écrit après lui, on n'aurait pas rejeté aussi légèrement qu'on l'a fait le sentiment de Perrot d'Ablancourt.

L'Empereur, notaire à Montdidier, qui vint sur les lieux au mois de juin 1687, déclare que les habitants lui firent voir « une grande hauteur de terre d'une estendue considérable entre ces deux villages, qu'ils appellent encore la Vieille Ville, où se rencontrent souvent, labourant la terre, des restes de gros murs, puits et quantité de matériaux ; au bas de laquelle hauteur il y a une vallée assez profonde, et tout cela pour nous dire peut-être que ces endroits pouvoient avoir esté autrefois les fossés de l'ancienne Bratuspanse. »

Ainsi l'opinion du pays fixerait en ce lieu l'emplacement du Bratuspantium de César. Du reste, M. Graves ne conteste pas l'existence d'antiquités à Gratepanse près Ferrières : « On trouve, » écrit-il, « des fondations au lieu dit la Vieille Ville, au sud-est du village. » Il y a quelques années on y découvrit un puits dont l'orifice en silex était très-bien conservé, des morceaux de fer et des médailles romaines. On tire une grande quantité de cailloux, sans aucun mélange de terre, de certains endroits de la Vieille Ville ; ce devaient être les rues de la cité gauloise, ou plutôt de la cité romaine qui l'avait remplacée. D. Grenier, dans son Introduction à l'Histoire de Picardie, fait observer que les Romains avaient construit les rues de certaines villes des Gaules de la même manière que les chaussées, c'est-à-dire à huit pieds de profondeur. Les rues de la capitale du pays Vendeuillois, près de Breteuil, avaient cette solidité. On en retire les cailloux pour réparer les routes de Paris et de Beauvais. On agit de même à Gratepanse : les cailloux qu'on extrait de la Vieille Ville sont employés à Maignelay et dans les environs ; ils sont si abondants, qu'on les vendait en 1849 à raison de quatre-vingt-dix centimes le mètre.

Ce Gratepanse, aujourd'hui rayé de la carte du monde, aurait-il été le dernier reste de l'ancienne cité gauloise ? Il n'y a là rien d'impossible. Des fouilles pratiquées en cet endroit pourraient peut-être amener la découverte d'objets intéressants pour l'histoire, et qui serviraient à fixer l'opinion sur l'origine de cette Vieille Ville dont la tradition locale a conservé le souvenir. C'est un point à éclaircir, et il serait curieux qu'après les innombrables hypothèses auxquelles on s'est livré sur Bratuspantium, on en vînt à reconnaître que l'oppidum, sujet de tant de débats, a été remplacé par le chétif hameau de Gratepanse, détruit lui-même, comme la ville dont il avait presque conservé le nom. Nous serions assez disposé à adopter ce sentiment. La quantité de dissertations auxquelles les opinions contraires ont donné lieu, peut, selon nous, être considérée comme l'indice de leur faiblesse. De la Villette, dans son Commentaire sur la coutume, se prononce formellement en faveur de Gratepanse-lès-Ferrières : « Montdidier, » dit‑il, « n'a pas si bien quitté son ancien nom, qu'il ne lui soit resté en quelque façon, puisque un hameau qui n'est qu'à une demi-lieue de ses faubourgs, situé justement sur le chemin de Noyon à Beauvais, porte encore le nom de Bratepanse, dont la cure est du domaine et à la collation du prieur de Montdidier. » De la Villette écrit Bratepanse, au lieu de Gratepanse ; nous ne nous prévaudrons pas de ce changement d'orthographe, qui serait une présomption de plus en faveur de l'avis que nous émettons : dans le dix-septième siècle, époque à laquelle vivait de la Villette, le nom du hameau en question commençait par un G, et non par un B. C'est aussi par erreur que l'on a imprimé que Gratepanse était à une demi-lieue de Montdidier : il y a une lieue et demie de distance.

Grattepanche, canton de Sains, n'a jamais été l'oppidum des anciens : le nom de cette commune ne dérive point de Bratuspantium, comme on voudrait le faire croire, mais des deux mots latins Gratiani pagus, ce village tirant son nom de saint Gratien, martyr, dont le corps fut déposé en cet endroit. Ainsi se réduit à rien la ressemblance de nom, seule induction sur laquelle on s'appuie pour soutenir que Grattepanche près Sains serait le Bratuspantium de César. Ce n'est, en résumé, que sur une fausse interprétation d'un passage de Perrot d'Ablancourt qu'on a attribué à un village de l'Amiénois ce qui avait rapport à Gratepanse près Montdidier.

Beauvais et Breteuil ont aussi leurs partisans. Quelques auteurs ont voulu voir Bratuspanse dans Clermont, Beaumont, Grandvilliers, et même dans Bavai en Hainaut ; en présence d'une telle divergence de sentiments, n'est-ce pas le cas de dire avec Corneille :

Devine, si tu peux, et choisis, si tu l'oses ?

Une opinion qui réunit un grand nombre d'adhérents place Bratuspanse sur le territoire de Vendeuil, près Breteuil. Les nombreuses antiquités gauloises et romaines recueillies en cet endroit ne permettent pas de douter qu'il n'y ait eu là une ville importante. Mais, comme le fait remarquer M. Graves « Était-ce Bratuspantium, ou une autre station dont le nom est ignoré ? Aucune assertion justifiée ne nous paraît possible, même après tout ce qu'on a écrit depuis deux cents ans. » Le lecteur qui désirerait approfondir cette question peut consulter la Dissertation sur les camps romains du département de la Somme, de M. d'Allonville ; la Notice archéologique sur le département de l'Oise, de M. Graves, ainsi que le travail de M. l'abbé Devic, intitulé : Dissertation et notice sur une ancienne ville gauloise du Beauvoisis, nommée par César, dans ses Commentaires, Bratuspantium.

Pour éviter toutes redites, nous nous abstiendrons d'entrer dans aucune digression à ce sujet ; ce serait d'autant plus inutile que nous ne croyons pas que notre ville soit le Bratuspantium des Commentaires. Aucune antiquité romaine de quelque importance n'a jamais été découverte, soit dans la ville, soit dans la banlieue. En 1837, on trouva dans le faubourg Saint-Martin une urne cinéraire de terre brune et un autre vase de terre commune, et, sous les remparts de la ville, une fiole de verre et une petite cuiller de bronze de l'époque romaine. La présence de ces objets, conservés au musée de la Société des antiquaires de Picardie, ne saurait donner lieu à des conjectures plausibles. On rencontre quelquefois dans les environs de Montdidier des traces de la domination romaine : à Domélien ; dans le bois de Tilleuls, près de Pierrepont ; dans ceux de Villers-Tournelle et du Cardonnois, on trouve des tuiles, des briques et des fragments de poterie romaine.

En défrichant ce dernier bois, on a recueilli des ferrements, des os, du charbon, des médailles d'Auguste, d'Agrippa, de Nerva et de Trajan. En élargissant le chemin de Maresmontiers à Montdidier (1842-1843), au bas de la montagne du Maigremont, on découvrit des vases, des patères, des fers de lance, des parties d'armures, des médailles de Valentinien, des restes de tombeaux, des fioles, des pots et des dés à jouer d'une conservation parfaite. Tous ces objets appartenaient à l'époque romaine ; mais de l'ère gauloise on n'a jusqu'à présent découvert que quelques-unes de ces haches celtiques si communes dans l'arrondissement d'Abbeville.

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