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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre II - Section III

par Victor de Beauvillé

Section III

Sous quel nom Montdidier aurait-il été connu primitivement ?

Examen d'un passage de du Cange et de D. Grenier

Fief des Tournelles

Étymologie de Montdidier

Idée bizarre d'un auteur contemporain

 

Nous venons de dire que du Cange était entré dans des détails assez étendus sur Montdidier. Voici ce qu'on lit dans son Histoire de l'état de la ville d'Amiens et de ses comtes, éditée en 1840 par M. Hardouin :

« Montdidier est une place et une petite ville voisine de celle d'Amiens. En donnant la suite et l'histoire abrégée des seigneurs qui l'ont possédée, André Favin et quelques autres ont estimé que la ville de Montdidier a pris son nom de Didier, roi des Lombards, qui fut, à ce qu'ils disent, confiné par Charlemagne dans un château assis sur la montagne où elle est à présent élevée. Le moine Épidan semble favoriser cette opinion, écrivant que Didier et sa femme Ansa furent relégués à Corbie, et que Didier y finit ses jours après y avoir vécu saintement. De sorte qu'on pourvoit se persuader qu'il auroit été détenu prisonnier en ce château, qui est voisin de l'abbaye, et qui auroit pris ensuite le nom de ce roi. »

Dans un des manuscrits de du Cange, déposé à la Bibliothèque nationale et intitulé Gaule belgique, on lit : « Montdidier étoit anciennement basti au bas de la montagne où est maintenant l'église paroissiale de Saint-Médard. La ville s'appeloit les Tournelles. Il y a encore un fief dans la ville, qui porte ce nom et appartient à MM. de Soyecourt. »

De la Villette, contemporain de du Cange, a émis la même opinion dans l'introduction historique qui se trouve en tête de son Commentaire sur la coutume de Montdidier ; D. Grenier a adopté leur avis ; mais il va plus loin, et il relate des particularités qui méritent d'être examinées. Citons en entier le passage du dernier historiographe de notre province : « Didier fut envoyé en France et renfermé comme prisonnier d'État, selon quelques-uns, dans un château bâti sur une montagne, à sept lieues de Corbie ; ce château, dit-on, faisait partie de la ville, qui eut ordre, de la part de Charlemagne, de quitter son ancien nom et de prendre, comme elle a fait, celui de Montdidier, à cause du roi des Lombards, pourquoi aussi la ville en avait toujours retenu le portrait dans ses armes. (De la Villette.)

« Rien n'empêche de croire que les premiers ordres de Charles n'aient relégué Didier sur la montagne nommée en latin Mons-Desiderii ; mais qu'il y eût pour lors une ville et la même qui est connue aujourd'hui sous le nom de Montdidier, c'est ce qu'on ne prouvera pas. L'ancienne ville s'appelait les Tournelles ; elle était bâtie au pied de la montagne où est maintenant l'église paroissiale de Saint-Médard. » (Du Cange.)

« Au contraire, le Montdidier dont il est question encore était du domaine de l'abbaye de Corbie vers le milieu du douzième siècle ; on voit en effet, par un ancien rôle de ses vassaux intitulé Rotulus sancti Adalhardi, qu'un Enguerrand Dauphin, qui en était du nombre, bâtit à Montdidier, sur le propre de Saint-Pierre de Corbie, le donjon, c'est-à-dire le château qui vraisemblablement a donné naissance à la nouvelle ville, et était réuni au domaine du roi en 1196, comme il paraît par des lettres du roi Philippe‑Auguste pour l'érection d'une commune à Montdidier ; d'où il arriva que les seigneuries de Raineval, de Toiry et de Louvrechy, avec leurs dépendances et adjoints qui relevaient en fief du château de Montdidier, furent éclipsés de la seigneurie de l'église de Corbie, par la raison que le roi n'est tenu de faire hommage à ses sujets. Il y a encore dans cette ville un fief qui s'appelle des Tournelles, et qui a passé dans la célèbre famille de Soyecourt par le mariage de Marguerite des Tournelles avec Gilles de Soyecourt. » (Du Cange.)

II y a plusieurs observations à faire sur le récit de D. Grenier, dont le style laisse un peu à désirer. Nous sommes d'accord avec lui ainsi qu'avec du Cange sur la position de l'ancienne ville dans la vallée ; mais nous différons d'opinion avec ces auteurs sur le nom que Montdidier aurait porté autrefois. Le nom des Tournelles, donné par du Cange et par D. Grenier, est une supposition toute gratuite ; aucune preuve ne confirme une pareille assertion. Le mot Tournelles entraîne l'idée d'un endroit fortifié, entouré de tours ; or il n'est pas présumable qu'on eût été bâtir un château fort et élever des tours dans la vallée, à l'endroit le moins défendable, tandis qu'à côté se trouvait une montagne qui présentait un point de défense excellent. Je n'ai jamais vu de titre, et on n'en cite pas un seul, chose bien remarquable, dans lequel Montdidier soit désigné, comme le prétend du Cange, sous le nom des Tournelles. A quelle époque aurait existé cette première ville des Tournelles ? Était-elle contemporaine du château construit sur la montagne, dans lequel Didier aurait été renfermé ? Il faudrait nécessairement le croire, et soutenir dès lors que Montdidier existait déjà à l'état de ville lors de l'avénement de la dynastie carlovingienne ; mais cela n'est pas possible, car rien ne révèle son existence : ce sont de pures hypothèses, et, comme le dit avec beaucoup de sens D. Grenier, « Qu'il y eût pour lors une ville, et la même qui est connue aujourd'hui sous le nom de Montdidier,  c'est ce qu'on ne prouvera pas. »

Le fief des Tournelles, sur lequel du Cange s'appuie pour soutenir son opinion, avait son siége principal dans la ville actuelle et dans la partie haute. Dans le contrat de vente passé en 1289, entre Jean de la Tournelle et les maire et échevins, il est parlé de son manoir de la Tournelle qui sied dedans ladite ville de Montdidier. Ce manoir se trouvait en face du presbytère de Saint-Pierre ; il fut démoli en 1475, lors de la destruction de Montdidier par les ordres de Louis XI ; une poterne le mettait en communication avec le faubourg Becquerel. Dans l'aveu d'un fief à Tricot, mouvant de la châtellenie de Montdidier, rendu au mois de juillet 1384, par Jean de Rouvroy, chevalier, seigneur de Triocoq (Tricot), on lit un article ainsi conçu : « Item de monsieur de Bonisière ung fief qu'il tient du dessus  dit de Rouvroy séant à Montdidier, c'est assavoir le molin de Becquerel ou quel a le moitié et le four de la plache Saint-Pierre qui fut à l'oposite de la Tournelle et le poterne de le dite Tournelle et le maisons qui y sont en allant au bourg d'icelle ville lequel fief dessus dit, je Jehan de Rouvroy dessus nommé tient et adveut en tenir du Roy. »

La position des Tournelles est donc bien déterminée, et c'est sans preuve que du Cange prétend que la ville bâtie au bas de la montagne portait ce nom, à moins qu'on ne suppose que les Tournelles ont changé de place, qu'elles n'ont pas toujours été à l'endroit indiqué par les titres des douzième et treizième siècles, et que, de la vallée où elles se trouvaient à l'époque de Charlemagne, elles aient été rebâties, sous les successeurs de ce prince, sur la montagne où elles furent depuis ; mais ce sont là des hypothèses par trop inadmissibles.

II existait anciennement une famille puissante du nom de la Tournelle ; si la ville se fût appelée autrefois les Tournelles, les archives de cette famille en feraient mention. Il reste encore des titres en assez grand nombre qui la concernent ; plusieurs sont du treizième siècle, quelques-uns du douzième : aucun ne parle des Tournelles comme ayant été le nom primitif de Montdidier ; c'eût été cependant une conformité de nom assez glorieuse pour qu'on en tirât vanité, et les membres de cette famille auraient pu, non sans quelque présomption, considérer avec orgueil l'ancien manoir de la Tournelle comme le berceau de notre cité. Qu'il y ait eu dans le huitième siècle un château fort, moins que cela, une tour, ou même une simple tourelle, turricula, tornella, à l'emplacement qu'occupe Montdidier, c'est ce qui est fort probable, nous regardons même le fait comme certain ; mais qu'il y ait eu dès lors une ville, et qu'elle se soit appelée les Tournelles, c'est ce qui ne repose sur aucune donnée historique, et nous rejetons ce sentiment comme entièrement erroné.

Du Cange lui-même ne semble pas avoir une grande confiance dans la première dénomination qu'il impose à notre ville. Le passage de cet auteur, que nous avons cité et que D. Grenier avait invoqué avant nous, paraît avoir été jeté par lui sur le papier d'après quelque tradition locale inexacte. Depuis, en examinant la question plus à fond, il a jugé qu'il était prudent de renoncer à cette opinion ; en effet, dans son Histoire des comtes d'Amiens, ouvrage terminé et prêt à être livré à l'impression au moment de sa mort, du Cange parle plusieurs fois de Montdidier, et jamais il ne fait mention de cette prétendue ville des Tournelles. Le P. Daire n'est point non plus d'avis que Montdidier se soit appelé les Tournelles ; mais il tombe dans une erreur profonde lorsqu'il nie l'existence d'une ville auprès de l'église Saint-Médard.

D. Grenier, dans l'extrait que nous avons rapporté plus haut, donne prise à la critique. II commence par rejeter l'opinion qui veut que Didier ait été retenu captif sur la montagne où s'élève aujourd'hui Montdidier ; puis il insère l'avis de du Cange sur l'ancienne ville, et paraît même l'adopter, car il ne fait à ce sujet aucune observation, et immédiatement après il avance qu'au douzième siècle un vassal de l'abbaye de Corbie, nommé Enguerrand, aurait construit sur l'emplacement de notre ville, qui appartenait à cette abbaye, un donjon ou château qui vraisemblablement a donné naissance à la ville actuelle. Si ce sentiment était admis, il en résulterait que la ville serait beaucoup plus moderne que ne l'ont cru jusqu'à présent les auteurs, qui tous se seraient trompés complétement sur ce point. D'après le docte bénédictin, Montdidier aurait une double origine : la ville basse ou des Tournelles, fondée on ne sait quand et par qui, et la ville actuelle, qui serait fille du château bâti par Enguerrand.

La lecture du titre invoqué par D. Grenier suffit pour détruire cette assertion : « Radulfus Daufin, homo noster est sicut antecessores sui fuerunt. Quando heres ejus ad terram venit LX solidos pro relevamine debet domino abbati ; et debet nobis exercitum et equitatum : fidelitatem facit domino abbati, et quando novus abbas fit Corbeiæ, iterum hominium et fidelitatem facit domino abbati. » En marge, et d'une écriture du treizième siècle, on lit : « Ingerranus Daufin en Auvergne, qui ædificavit apud Mondisderium le dognon in proprio sancti Petri Corbeiensis. Verum amisit ecclesia Corbeiensis dominum suum de Raineval, de Toiri, de Laureci, cum appendiciis et adjunctis eorum. »

Le rôle d'où est extrait ce passage est imprimé dans les Coutumes locales du bailliage d'Amiens, t. I, p. 317 ; D. Grenier le fait remonter à 1158. Que faut-il conclure de ce rôle ? Que l'abbé de Corbie était propriétaire d'un fief à Montdidier, d'où relevaient Rainneval, Thory et Louvrechy ; qu'Enguerrand, comme beaucoup de seigneurs se le permettaient à cette époque, ayant usurpé ce fief, y bâtit un donjon, et dépouilla l'abbé de Corbie des biens qui en dépendaient. Le titre ne dit rien de plus ; il énonce un fait très-ordinaire, l'usurpation d'un fief commis par un vassal sur son seigneur ; ce n'est même qu'une note marginale qui fait connaître cette particularité.

De quel passage de ce rôle D. Grenier a-t-il pu induire que le château bâti par Enguerrand, en 1158 environ, avait vraisemblablement donné naissance à la nouvelle ville ? Le texte n'en parle point, et rien ne s'éloigne plus de la vraisemblance qu'une telle supposition. Il faut étrangement torturer le sens des mots, et vouloir à toute force tirer des inductions, pour trouver dans le rôle de l'abbaye de Corbie quelque chose qui ait rapport à la fondation de Montdidier.

Puisque nous venons de prononcer le nom de Corbie, nous sommes conduit naturellement à parler de la captivité de Didier et de l'étymologie assignée à notre ville. Le roi des Lombards ayant déclaré la guerre au pape, Charlemagne passa en Italie pour défendre les États du Saint-Siége, battit les Lombards, assiégea Didier dans Pavie sa capitale, le fit prisonnier et l'envoya à Corbie, où ce prince finit ses jours dans des oeuvres de pénitence.

Voici ce que rapporte Épidan, moine de Saint-Gall, qui écrivait en 1072-1073 : « Paveia civitas conquisita est, rex Desiderius et Ansa uxor ejus exileati sunt ad Corbeiam, et ibi Desiderius in vigiliis, et orationibus, et jejuniis, et multis bonis operibus permansit, usque ad diem obitus sui. »

Suivant une tradition conservée dans le pays, Didier aurait, durant sa captivité, résidé pendant quelque temps à Montdidier ; le rôle de l'abbaye de Corbie, dont nous avons cité un passage, fortifie cette opinion. L'abbaye étant propriétaire d'un domaine à l'endroit même où est à présent notre ville, rien n'empêche de croire que Didier ait obtenu la faveur d'y transférer sa résidence ; Montdidier aurait fait diversion aux ennuis du cloître. De Corbie à Montdidier la distance n'est que de sept lieues ; il y a, à la sortie de la ville, un chemin que l'on appelle encore le Vieux Chemin de Corbie ; c'est maintenant le seul vestige du lien qui unissait autrefois ces deux endroits. Ce chemin, aujourd'hui presque abandonné, est peut-être celui que suivit dans l'exil le dernier roi des Lombards. La conformité parfaite qu'il y a entre le nom de notre ville et celui de ce monarque justifie pleinement la tradition locale Mons-Desiderius, Urbs-Desiderii, la ville ou le mont de Didier. Cette étymologie est la seule adoptée par tous les chroniqueurs montdidériens. André Favin se prononce formellement dans ce sens ; Adrien de Valois également ; du Cange ne la repousse pas ; d'autres auteurs l'ont aussi admise ; enfin cette opinion, consacrée par la tradition et les souvenirs historiques, a trop l'apparence de la vérité pour qu'il ne soit pas raisonnable de la regarder comme bien fondée, et pour notre compte, nous n'hésitons pas à nous y rattacher.

L'abbé de Longuerue traite fort lestement le monarque Lombard dans sa Description de la France ; en parlant de Montdidier, il dit d'un ton dégagé que cette ville a pris son nom de son fondateur, qui est un homme obscur dans l'histoire.

Dans un ouvrage intitulé les Délices de la France, on trouve ce passage : La basse Picardie est encore abondante en belles villes, dont voici les plus importantes : Montdidier, dont il est fait mention dans l'histoire, sans que je m'amuse à en dire beaucoup de choses, est la première ; la deuxième est Péronne. Avec cette manière d'écrire on est certain de ne pas se compromettre.

Un de nos compatriotes a émis l'idée la plus extravagante qui soit jamais sortie de la tête d'un faiseur d'étymologies. Voici ce que dit M. Letellier, médecin à Nesle, dans son ouvrage intitulé de la Découverte, de l'origine et des étymologies des mots qui entrent dans la langue françoise, p. 354 : « Nous avons dit que la ville de Roye, comme celle de Péronne, ont pris leur nom de l'établissement même de la route royale qui les traverse ; nous allons aussi trouver dans la signification du nom donné à la ville de Montdidier tout autre chose qu'une pensée guerrière, comme en avaient les Cimbres et les Teutons lorsqu'ils s'emparèrent des sources de la Somme pour s'en faire un moyen de défense. M-o-n-t-d-i-d-i-e-r, mont, dit-on, des dieux errants. Mont où on trouve, dit-on, des dieux errants. Mont dit des dieux errants. » C'est véritablement de la folie : l'archéologie, hélas ! peut donc aussi faire des victimes.

Pour résumer ce qui a rapport à l'origine de notre ville, nous pensons qu'elle n'est pas le Bratuspantium des anciens, que ce ne fut point un palatium des rois francs, qu'elle ne s'est jamais appelée les Tournelles ; nous croyons que sa fondation remonte au huitième siècle, qu'il y avait alors à l'endroit qu'elle occupe une métairie ou un domaine relevant de l'abbaye de Corbie, dans lequel Didier fut renfermé. Des maisons se seront groupées à l'entour, et en se multipliant elles auront donné naissance à la ville ; mais dire quel était son nom, ou, pour parler plus exactement, comment s'appelait ce qui en tenait lieu avant que Didier y séjournât, nous en sommes à cet égard réduit aux conjectures, et nous répéterons avec le commentateur de la Villette, notre compatriote et parent : C'est une chose à deviner plutôt qu'à résoudre.

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