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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre X - Section IV

par Victor de Beauvillé

Section IV

Le prince de Condé campe à Guerbigny, et fait sommer la ville de se rendre

On entre en accommodement avec lui

Ravages des Espagnols

Différents passages de Louis XIV

Servitudes militaires

 

Le 5 août, le prince de Condé, qui était à Guerbigny, fit investir la place par cinq ou six mille hommes d'infanterie et autant de cavalerie, et envoya un trompette à ses couleurs sommer la ville de se rendre. Le trompette déclara au maïeur Jacques Boullé et à Isaac de Lancry, que Roye étoit pris, que le prince étoit campé à Guerbigny, prest à s'emparer de Montdidier ; que si on l'obligeait à y entrer de vive force, il ne feroit aucun quartier ; que l'on eût à envoyer vers lui afin de savoir ses intentions.

Les habitants répondirent, comme en 1636, « Qu'étant nés Français, ils devoient une fidélité tout entière au roi, et ne pouvoient violer le serment qu'ils lui avoient fait de défendre la ville aux dépens de leur vie ; qu'il y avoit plus de gloire de remplir leur devoir que de se rendre lâchement. »

Cette réponse déplut aux Espagnols, qui firent avancer des forces. Pierre Petit, échevin, capitaine de l'Arquebuse, ayant réuni à sa compagnie la jeunesse bourgeoise et la noblesse des environs, se mit à la tête de cette petite troupe et repoussa les assaillants ; mais, malgré le feu continuel de l'artillerie de la place, il ne put empêcher les ennemis de brûler une partie des faubourgs.

Cette résistance irrita le prince de Condé, qui envoya de nouveau deux trompettes sommer la ville de lui ouvrir ses portes. On leur fit faire bonne chère, et on tâcha de savoir quelles étaient les intentions du prince ; ils déclarèrent que, si des députés se rendaient à Guerbigny, le prince les écouterait volontiers, et que c'était le meilleur parti à prendre.

Ce conseil fut goûté : un sauf-conduit et des otages étaient nécessaires pour garantir la sûreté des envoyés. Un des trompettes partit aussitôt pour informer le prince de la disposition des habitants, et, le lendemain matin, il revint accompagné de trois personnes notables qui devaient répondre de nos députés, mais ceux-ci, confiants dans la loyauté de leur adversaire, n'avaient pas attendu le retour du trompette. Le 6 août, les sieurs de Thory et de Faverolles, gentilshommes ; Petit, échevin, et de la Villette, prévôt, désignés à cet effet, étaient allés trouver le prince de Condé ; ils sortirent de la ville après la fermeture des portes, et se rendirent à Guerbigny. Lorsqu'ils furent admis en la présence du prince, de la Villette lui parla en termes si mesurés qu'il parvint à le gagner et à apaiser sa colère. Se tournant vers Pierre Petit, le prince lui demanda quel parti il tenait : Monseigneur, lui répondit-il, toute notre ville est fidèle aux Bourbons : vous êtes de ce sang si pur et si précieux, que ne vous accordez-vous avec votre cousin ?

Le prince se mit à rire de cette repartie ; peut-être contribua-t-elle autant que les graves paroles de de la Villette à faire épargner Montdidier. Mais cette brusque simplicité de l'ancien maïeur ne pouvait convenir à tout le monde : si, en 1640, il parla de la sorte à Richelieu lorsqu'il fut le trouver à Chaulnes, on conçoit facilement que son ambassade n'ait pas été couronnée de succès, et que le hautain cardinal, habitué à voir tout s'abaisser devant lui, ait été choqué de la liberté de son langage.

Après avoir écouté nos envoyés, le prince leur fit servir à manger par un de ses maîtres d'hôtel, et se retira pour délibérer avec ses officiers. Les uns opinaient pour forcer la place et la livrer au pillage ; les autres étaient d'avis d'y laisser une forte garnison, afin que leurs coureurs y pussent trouver une retraite, et, de là, mettre toute la province à contribution ; mais le prince, suivant la générosité naturelle de son caractère, voulut sauver Montdidier, et, d'un air affable, congédiant nos députés : Allez, Messieurs, leur dit-il, j'enverrai demain chez vous mon intendant qui vous informera de mes intentions ; cependant gardez-vous bien de tirer sans cesse, comme vous faites, sur mes gens.

Il était minuit quand les députés rentrèrent en ville. On attendait leur retour avec anxiété. Le 7, ils firent leur rapport, et le même jour ils retournèrent vers le prince, qui envoya Guionnet, intendant de son armée. On s'arrangea avec lui : comme tout intendant, il se laissa fléchir, et, moyennant 200 louis qu'on lui donna à propos, la ville obtint une diminution de dépenses. Au lieu de cent muids de vin et de cinquante mille rations de pain que demandait le prince, on fournit seulement soixante pièces de vin et trente mille rations de pain ; les frais de cette contribution s'élevèrent à 10,000 livres.

On ne saurait blâmer les habitants d'être entrés en composition avec l'ennemi : ils avaient adressé à Florent de Bracquemont, leur capitaine, ainsi qu'aux généraux commandant l'armée du roi, des demandes de secours qui étaient restées sans réponse. La ville, dans l'impossibilité de se défendre, fut obligée de capituler et de se sauver du pillage à prix d'argent. Loin d'être critiquée, la conduite des Montdidériens fut approuvée. Quelques rations de pain et quelques muids de vin livrés à l'ennemi n'étaient pas pour l'État d'une aussi grande conséquence que la prise d'une ville. La reddition de Montdidier, dans les circonstances où l'on se trouvait, pouvait être regardée comme à peu près certaine. La lettre suivante est une preuve authentique de l'habileté avec laquelle se conduisirent nos pères dans la position périlleuse où ils étaient placés :

« Messieurs, nous sommes fâchés que nous ne puissions présentement seconder vos intentions ; vous ferez chose agréable au roy, si vous pouvez conserver votre ville en son obéissance, en fournissant à M. le prince le vin et le pain qu'il vous demande ; vos allées et venues seront trouvées partout de bon sens, aussi bien que votre harangue, qui marque votre zèle, votre fidélité et votre adresse. Informez-nous souvent de la marche des ennemis et de leurs mouvements, comme aussi de ce que vous apprendrez de leurs desseins ; surtout marquez-nous le succès de vos affaires.

Au camp de Varenne, le 13 août 1653.

Le maréchal de Turenne,

Le maréchal de la Ferté-Senneterre

Dans le tome II des Archives de Picardie, publié en 1842, on a imprimé, d'après Scellier, une relation de ce qui eut lieu à Montdidier en 1653 ; elle renferme des détails que nous avons omis à dessein pour ne pas répéter inutilement ce que l'on trouve facilement ailleurs ; nous ferons cependant observer qu'il y a plusieurs erreurs de date dans cette relation, et que le discours de de la Villette est inexactement reproduit ; l'Empereur, à qui Scellier emprunte en partie ce qu'il rapporte, lui fait tenir un autre langage. (Pièce just. 53.)

Le 10 août, un soldat qui accompagnait les chariots chargés de vin que l'on conduisait à Guerbigny, tira un coup de fusil dans la grange d'un nommé Samson de Courcelles, au faubourg de la porte de Paris ; cette grange était pleine de futailles, le feu s'y déclara, et elle fut consumée en peu d'instants ; on fut très-heureux d'en être quitte à ce prix. Les ennemis commettaient déjà de grands dégâts dans le faubourg ; plusieurs soldats voulaient y mettre le feu, et, sans un cornette qui eut son cheval tué sous lui en s'opposant à leurs desseins, une partie de la ville serait peut-être devenue encore une fois la proie des flammes.

Isaac de Lancry rendit un grand service à la ville en acceptant le commandement : c'était un vieux mestre de camp fort expert en son métier ; ses conseils et son autorité préservèrent Montdidier du danger auquel l'exposait cette soldatesque qui constamment allait et venait. Pierre de Bertin, lieutenant général au bailliage, fut fait conseiller d'État quelque temps après, en récompense du zèle qu'il avait montré pour la conservation de la place ; ses avis et sa fermeté contribuèrent beaucoup à changer les résolutions de l'ennemi.

Le prince de Condé quitta Guerbigny le 10 août, de six à sept heures du matin ; le 12, Henri Aubé, échevin, fut envoyé à Paris pour rendre compte de ce qui s'était passé. Louis XIV lui témoigna la satisfaction qu'il éprouvait de la conduite de nos concitoyens ; le cardinal Mazarin, présent ainsi que la reine-mère à la réception de notre député, prit la parole, et, s'adressant au roi : Sire, on ne pouvoit mieux agir, dit-il, qu'ont fait les habitants de Montdidier. Les manières dont ils se sont servis pour ne pas perdre leur ville marquent beaucoup de sagesse et de bravoure.

Le 13 août, les habitants firent une procession générale pour remercier Dieu de la protection dont il les avait couverts : les reliques des saints Lugle et Luglien furent portées dans toute la ville ; les curés des différentes paroisses, les Bénédictins, les Capucins et une foule immense assistaient à cette pieuse cérémonie. On décida que, le 9 août de chaque année, il y aurait une procession semblable en mémoire du jour où Montdidier avait été sommé de se rendre ; mais cette résolution, inspirée par la reconnaissance, n'a pas été observée.

Les Espagnols causèrent dans leur retraite des maux effroyables : les villages qu'ils traversaient étaient livrés aux flammes, les églises même n'échappaient point à leur rage. Ils brûlèrent la ferme de la Morlière, quatorze maisons à Broyes, huit à Courtemanche, neuf à Gratibus, six à Boussicourt, cinquante-cinq à Davenescourt, une partie de Warsy, les deux tiers d'Etelfay, le château et plusieurs maisons à Lignières, seize maisons à la Boissière, la ferme du Forestil, quarante-cinq maisons à Hangest, l'église d'Arvillers, le village de Mézières, le château et plusieurs maisons d'Erches, une partie d'Andechy, de Damery, de Beuvraignes et de Caix ; le Quesnel, Harbonnières, Proyart, Cerisy-sur-Somme et Lamotte-en-Santerre furent réduits en cendres ; un grand nombre d'autres villages subirent le sort le plus rigoureux.

Les Espagnols franchirent la Somme à Cerisy, laissant dans le pays des traces si terribles de leur incursion que le souvenir s'en est perpétué dans l'esprit des habitants. La lueur de l'incendie qui dévora nos campagnes projette un lugubre reflet sur les lauriers du vainqueur de Rocroy.

Le 7 septembre 1653, Louis XIV traversa Montdidier ; on paya 16 liv. pour seize gâteaux qui lui furent présentés, et 29 liv. 12 sols pour cent quarante-huit bouteilles de vin de présent à raison de 4 sols la bouteille : ou le vin n'était pas cher, ou il était bien peu digne d'un roi.

Le roi, accompagné de la reine et du duc d'Anjou, passa de nouveau à Montdidier le 12 septembre de l'année suivante ; leurs Majestés furent reçues à la porte de Roye par le corps de ville en robe de cérémonie ; Louis Sagnier, avocat en parlement, premier échevin, les harangua en l'absence du maire, et leur présenta les clefs de la cité. Leurs Majestés furent ensuite conduites à leur logement, où elles reçurent les présents ordinaires de vin et de gâteaux, qui furent trouvés très-excellents, le roi et monseigneur le duc d'Anjou en ayant pris un en présence de la reine, qu'ils mangèrent dans la chambre. Le roi logea rue des Juifs, chez M. Cousin, conseiller en l'élection ; cette maison occupait une partie de l'emplacement de celle que j'habite ; la reine descendit encore chez M. de Romanet.

Si la présence de la cour et celle des grands seigneurs qui, de temps à autre, visitaient notre ville, n'entraînaient qu'à des présents de vin, de gâteaux et d'hypocras, il n'en était pas de même du passage des troupes. L'obligation de leur fournir l'ustensile, ou, comme l'on dit aujourd'hui, de leur donner place au feu et à la chandelle, pesait lourdement sur les habitants. L'arrogance des militaires était extrême, et il n'était pas rare de voir des rixes violentes éclater entre les soldats et les bourgeois. Au mois de juin 1654, les vexations des cavaliers du régiment de Chamboy, qui était logé au faubourg de la porte de Paris, furent poussés à un tel point qu'une mêlée sanglante s'ensuivit. Un capitaine, le chevalier de Rondemar, dit Bras-d'Or, fut tué, ainsi que plusieurs habitants ; les soldats furent obligés de quitter la ville et d'abandonner leur bagage. Le roi était à Sedan : on lui porta plainte de l'insolence des gens de guerre, mais on ne voit pas que ces réclamations aient eu un grand résultat : de pareils désordres se reproduisaient sans cesse ; aussi l'exemption du logement militaire était-elle extrêmement recherchée. C'était un privilége qu'on accordait rarement ; il était réservé à certaines fonctions, ou n'était concédé qu'à titre de récompense ; c'est ainsi qu'en 1669 l'échevinage, voulant reconnaître les services rendus par Bon de Merbes, principal du collége, le dispensa du logement des gens de guerre pendant toute la durée de son séjour à Montdidier.

En voyant l'ordre et la discipline qui règnent dans l'armée, nous ne pouvons nous faire une idée de ce qu'était autrefois cette charge de l'ustensile, et des abus de toute nature dont elle était la source. Pour s'y soustraire, bien des personnes s'éloignaient quand passait un corps de troupes un peu considérable. Le 9 août 1676, tous les habitants quittèrent leurs demeures. La cour et l'intendant de Picardie, avertis de cette désertion en masse, firent défense, le 18 septembre, aux habitants de transporter leurs meubles hors de la ville, sous peine de 100 liv. d'amende et de confiscation ; les propriétaires des maisons abandonnées furent tenus de payer, à la décharge de ceux qui logeaient, 20 sols par fantassin.

En parlant du passé, on dit souvent : C'était le bon temps ; cela n'est rien moins que certain, et malgré le tracas de la politique, en observant les choses de près, il est douteux que nous soyons plus à plaindre que nos pères. Le bonheur n'a jamais été le partage de l'humanité, et si Orose écrivait de nouveau son Histoire, il pourrait, comme il y a quatorze siècles, prendre pour idée fondamentale de son ouvrage, qu'à toutes les époques l'homme a été malheureux.

Le traité des Pyrénées, conclu en 1659, termina la guerre entre la France et l'Espagne, et donna lieu à des réjouissances publiques. En face de l'hôtel de ville s'élevait un théâtre où était représentée Bellone, au milieu de tours et de bastions garnis de fossés ; un ange descendit de la fenêtre de l'hôtel de ville, et mit le feu à cette forteresse de bois et de carton. La déesse de la guerre périt dans les flammes, au bruit éclatant des salves d'artillerie, des fanfares des trompettes, du roulement des tambours, auxquels se mêlaient les joyeux accords du violon, le choc des verres et les bruyants éclats de rire d'un grand nombre d'habitants qui, réunis à l'hôtel de ville, célébraient gaiement, la bouteille en main, la nouvelle de la paix.

Cette année, l'échevinage envoya en députation plusieurs habitants à Amiens, pour saluer le maréchal de Turenne qui se trouvait dans cette ville.

Le 17 mars 1666, le maïeur François de la Morlière et les échevins allèrent à Mouchy complimenter Louis XIV et la reine ; ils se plaignirent au roi des dommages considérables que causaient aux habitants le logement et l'ustensile militaires.

Pour comprendre l'importance qu'attachaient les habitants à être délivrés de cette servitude, il suffira de savoir qu'en 1652, la ville paya 6,600 écus afin d'obtenir l'exemption de la garnison pendant un quartier d'hiver seulement ; quant aux troupes de passage, indépendamment de ce qu'elles coûtaient, il fallait souvent donner des gratifications considérables aux officiers pour les engager à faire décamper les troupes le plus promptement possible : l'honneur de l'épaulette n'était point aussi rigide qu'aujourd'hui. Dans leur voyage à Mouchy, nos officiers municipaux jugèrent à propos de se munir de quelques légers présents ; ils offrirent au roi douze douzaines de bouteilles de vin et quatre douzaines de gâteaux. Le 25 mai 1667, Marie-Thérèse étant à Montdidier, l'échevinage dépensa 45 liv. pour cinq douzaines de gâteaux. Le 19 juillet, la reine, accompagnée du roi, passa de nouveau dans notre ville, qui paya, à cette occasion, 81 liv. pour neuf douzaines de gâteaux, à raison de 15 sols chacun. Il paraît que le bon vin était très-rare, car le sieur Pucelle, échevin, fut envoyé exprès à Compiègne, afin d'acheter deux barriques du meilleur vin, destinées à être offertes au roi lors de son passage pour la Flandre. Ce voyage se fit d'après les ordres que Nicolas de Gomont, notre gouverneur, envoya directement de Versailles. Louis XIV n'avait-il conservé qu'un fâcheux souvenir du vin à 4 sols qu'on lui offrit en 1653 ?

De grandes réparations furent exécutées aux murailles en 1674 ; la même année, on prit une mesure très-rigoureuse pour empêcher la population de s'éloigner : défense fut faite à tout habitant de quitter la ville, sous peine de 1,000 liv. d'amende, et d'être traité comme déserteur. Cette interdiction prouve peu en faveur de la prospérité de Montdidier. Au reste, de semblables moyens ont toujours été impuissants, et le but qu'on se proposait en les décrétant a été rarement atteint : c'est par la perspective d'un avenir meilleur et l'espérance d'un sort plus heureux qu'on parvient à retenir les individus dans leurs foyers, plutôt qu'en les menaçant de l'amende et de la prison.

La lutte que Louis XIV avait engagée dans les Pays-Bas l'obligeait à de fréquents voyages. La ville reçut le roi dans ses murs le 17 août 1676 ; de tous les passages de Louis XIV, celui-ci a pour nous le plus d'intérêt : le roi tint son conseil à Montdidier, et y fit un règlement très-important pour l'administration communale.

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