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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XI - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Fêtes données à l'occasion de la naissance du Dauphin

Hiver de 1740

Rareté des vivres

Troubles dans la ville

 

L'histoire de Montdidier, pendant la plus grande partie du dix-huitième siècle, ne présente qu'une suite de fêtes et de divertissements. Jamais on ne brûla autant de poudre en feux d'artifices et en joyeuses canonnades.

La naissance du Dauphin, né à Versailles le 4 septembre 1729, fut célébrée par de grandes réjouissances. Les gardes du corps en garnison à Montdidier donnèrent le signal. Peu de jours après cet événement, ils firent chanter à Saint-Pierre un Te Deum solennel, suivi d'un feu de joie ; ils entouraient le bûcher et faisaient des décharges de mousqueterie, chaque fois que le gouverneur Milon de la Morlière poussait le cri de Vive le roi ! Le soir, ils donnèrent un repas magnifique. Personne ne fut oublié ; des vivres furent distribués au peuple, et une fontaine de vin, qui coula pendant deux heures sans interruption, satisfit les plus intrépides buveurs. Le corps de ville ne tarda pas à suivre cet exemple. On fit une procession générale, à laquelle assistèrent les différentes compagnies judiciaires et les chevaliers de l'Arquebuse. Pendant le Te Deum qui fut chanté dans l'après-midi, le canon ne cessa de tonner. De l'église on se rendit à un feu de joie dressé en face de l'hôtel de ville, et l'on y fit des salves continuelles. Le soir, l'édifice fut entièrement illuminé. Sur le côté gauche de la façade était une renommée annonçant à la France, placée au côté droit, la naissance du Dauphin ; entre les deux figures on lisait en lettres de feu : Vive le roi ! Un soleil composé de pièces d'artifices surmontait les armes de France ; au-dessus était un magnifique dauphin formé de même matière ; l'explosion de ces deux pièces dura fort longtemps. A l'heure ordinaire, on servit un souper splendide. Les principaux habitants, les chefs de compagnie, les anciens maïeurs et le commandant de la garnison y prirent place. Aussitôt que le gouverneur eut porté la santé du roi, le canon se fit entendre ; pendant plus de trois grandes heures, les décharges se succédèrent, et des fusées brillantes fendirent les nues. Le souper fut suivi d'un bal qui dura toute la nuit. Le jour suivant, le maïeur fit allumer des feux de joie dans tous les quartiers ; les portes et les fenêtres des maisons particulieres étaient illuminées. Toute la semaine on chanta le Te Deum dans les églises. Le mauvais temps ayant empêché l'illumination que les capucins avaient préparée, ils s'en dédommagèrent en allumant un feu de joie autour duquel les bons pères lançaient quantité de pétards et de fusées qu'ils avaient faits eux-mêmes. Les pauvres se ressentirent de l'allégresse générale, et l'hôpital eut aussi sa part des réjouissances. Le 29 septembre, jour de Saint-Michel, apôtre de la France, plusieurs personnes de distinction prirent l'initiative, et ce fut de nouveau une suite continuelle de festins, de bals et d'illuminations.

Les divertissements se terminèrent par une grande fête donnée par les arquebusiers. La compagnie de l'Arquebuse, encore sous l'impression de la brillante réception que la compagnie de l'Arc lui avait faite le mois précédent, lors de son retour de Compiègne, où elle avait obtenu plusieurs prix au tir général, excitée d'ailleurs par cette série de plaisirs qui se succédaient dans la ville, voulut témoigner la joie qu'elle éprouvait de la naissance du Dauphin.

Le 6 octobre, les chevaliers s'assemblèrent, à onze heures du matin, dans le pavillon de leur jardin, où était préparé un ambigu, et, sur les deux heures, ils se rendirent, tambours battants, à l'église Saint-Pierre ; la noblesse et les personnes de qualité marchaient entre les rangs. Après le Te Deum, la compagnie se plaça autour d'une pyramide de fagots et de bûches qu'elle avait fait élever vis-à-vis le grand cimetière de Saint-Pierre, et le gouverneur, le commandant de la garnison, le capitaine de l'Arc, le lieutenant général, le maire et le capitaine de l'Arquebuse, tenant chacun un flambeau à la main, y mirent le feu. Durant la cérémonie, l'artillerie, composée de boîtes et de fauconneaux, en position dans le cimetière, retentissait avec fracas. Les chevaliers firent trois décharges de leurs arquebuses, et crièrent trois fois : Vivent le roi, la reine et monseigneur le Dauphin ; puis le cortége, reprenant sa marche, alla souper au jardin de la compagnie, qui avait été brillamment illuminé ; les murs, les arbres, le tir, resplendissaient de feu. Les tables étaient dressées au milieu de la grande allée, sous deux tentes ; le repas fut magnifique. Les notables de la ville, les officiers de la garnison et d'autres personnes de distinction étaient au nombre des convives. On n'oublia pas, comme on pense bien, de porter les santés de la famille royale, et chaque fois elles furent accueillies au bruit des instruments et des roulements de tambours. Aux extrémités de la table on avait disposé deux transparents ; celui du côté de la route d'Amiens représentait un dauphin étincelant de lumière ; on lisait autour : Hic spes et meta Gallorum. Du côté opposé se trouvait un grand soleil avec la devise : Nec pluribus impar ; il était rempli de diverses pièces que l'on fit partir au dessert, pendant que les tambours et les hautbois faisaient entendre alternativement la marche des arquebusiers.

Après le feu d'artifice, les chevaliers offrirent, dans le carré du but, un bal aux dames qui assistaient à ces réjouissances ; ils leur firent servir des oranges et toute espèce de rafraîchissements. Vers minuit, au moment où la danse était le plus animée, parut une bande de masques richement habillés, composée de quatre bohémiens et quatre bohémiennes, ayant à la main des tambours de basque et des castagnettes ; ils dansèrent un pas de caractère qui leur valut des applaudissements unanimes. Après le bal, les invités furent reconduits chez eux en grande cérémonie, précédés des tambours, des hautbois et des violons. La compagnie de l'Arquebuse s'attira des félicitations universelles pour le bon goût et la rare magnificence qui avait présidé à cette fête.

Il y a longtemps que le souvenir des divertissements du dix-huitième siècle est oublié : le plaisir laisse des traces moins profondes que la souffrance ; mais ce qui est encore présent à l'esprit, et se trouve d'ailleurs consigné dans plusieurs ouvrages, c'est le froid excessif dont on eut à souffrir à trois reprises différentes dans le siècle dernier. Nous avons parlé de l'hiver de 1709 ; celui de 1789 compte encore quelques témoins qui en ont gardé la mémoire ; l'hiver de 1740 ne fut pas moins âpre, il fut presque aussi rigoureux que le premier, et causa également une cherté excessive dans les denrées. Le sac de blé de deux cent quarante livres (au lieu de deux cent soixante-dix livres, son poids habituel) se vendit jusqu'à 50 liv. : le pain bis, et on n'en fit point d'autre, tant la farine était de mauvaise qualité, valait 45 sols les douze livres (la livre pesait quatorze onces seulement). L'augmentation des autres denrées suivit nécessairement la même progression : de 5 sols, la livre de beurre monta à 16 ; les légumes manquaient presque complétement ; une livre de haricots, qui valait auparavant 4 sols, se vendait 10 sols, et la livre de cerises 8 sols, au lieu de 1 sol : les artichauts et les pois mûrirent en septembre : tout avait triplé et quadruplé de valeur. Le 4 du mois d'août, il gela, ce qui ne s'était jamais vu.

Le peuple, dont la détresse était grande, se révolta. Les personnes aisées se virent au moment d'être pillées. Les achats de blé que l'on faisait sur le marché et dans les environs pour expédier en Artois et en Flandre, furent le prétexte de la sédition. Comme il arrive presque toujours, ce furent les femmes qui donnèrent l'exemple. Le 7 juillet 1740, elles se répandirent dans la campagne, et arrêtèrent près de Grivesne vingt-cinq à trente mulets chargés de blé, qu'elles ramenèrent le soir en triomphe ; se groupant alors sur la place, elles crièrent de toutes leurs forces qu'elles empêcheraient d'enlever le blé, quand elles devraient être pendues ; que si les bourgeois n'apportaient un prompt remède pour faire baisser le prix du grain, on viderait à mesure leurs greniers, et qu'elles pilleraient partout. Le maire leur parla avec douceur : il feignit d'entrer dans leur manière de voir, et les assura que le lendemain elles seraient satisfaites, mais que pour le moment il fallait déposer les sacs à l'hôtel de ville, afin qu'ils fussent en sûreté : elles y consentirent et se retirèrent paisiblement. Le samedi suivant, 9 juillet, on remit de grand matin à leurs propriétaires les sacs de blé, qu'on fit sortir de la ville avant le jour, dans la crainte d'une nouvelle émeute. Mais les femmes qui avaient occasionné la démonstration turbulente de l'avant-veille en furent bientôt informées, et, furieuses de voir échapper leur butin, elles renouvelèrent leurs menaces contre les marchands. Le maire voulut encore les prendre par la douceur, mais cette fois il n'y eut plus moyen ; sur les quatre heures du soir, une quarantaine de mulets chargés de blé sortaient par la porte d'Amiens ; elles y coururent comme des furies, armées de bâtons, renversèrent les sacs, les percèrent à coups de couteau et répandirent le grain sur la route, où il s'en perdit une grande quantité. Un tumulte extrême s'ensuivit ; les officiers municipaux descendirent sur le lieu de la scène, la maréchaussée s'y rendit de son côté, mais ces femmes, que beaucoup d'hommes étaient venus renforcer, étaient plus acharnées que jamais : les pierres volaient sur les marchands et les cavaliers ; par le plus grand hasard, peu de personnes furent blessées.

Le maïeur informa de ce désordre l'intendant de la province. De Bailly, prévôt général de la maréchaussée de Picardie et d'Artois, se transporta à Montdidier le mardi suivant, accompagné de trois brigades ; il procéda immédiatement à l'arrestation des coupables, mais les plus compromis avaient pris la fuite et s'étaient soustraits au châtiment qui les attendait ; on s'empara de huit ou dix personnes, qui furent mises en prison.

Le gouvernement vint en aide à la population. Il fit établir des bureaux où l'on vendait le riz 3 sols la livre ; le parlement défendit aux propriétaires d'inquiéter leurs fermiers et d'exercer contre eux la moindre poursuite. On accorda aux cultivateurs la faculté de payer moitié en nature et moitié en argent, d'après l'estimation du premier marché de janvier 1740, où le blé n'avait valu que 4l 8s 6d le setier. La fabrication de l'amidon et de toute autre substance dans laquelle il entrait du grain fut temporairement interdite, tant la disette était grande. Des pluies continuelles et une neige abondante, survenue à la fin de 1740, causèrent une humidité extrême qui pénétra profondément la terre et attaqua les bâtiments jusque dans leurs fondations ; le terrain s'enfonça, et l'on s'aperçut du danger que présentent les carrières creusées en tous sens sous la ville : chaque jour on voyait des excavations se former dans les rues et sous les maisons ; en un mois le sol s'entrouvrit en plus de trente endroits divers ; on ne sortait qu'en tremblant : plus du quart des murs de fortification tomba dans les fossés, plusieurs maisons furent lézardées de haut en bas, d'autres s'écroulèrent entièrement. Le dommage fut si considérable que, d'après l'estimation faite par experts, il aurait fallu dépenser plus de 200,000 liv. si on eût voulu remettre les choses dans l'état où elles étaient auparavant.

Les premiers mois de 1741 furent aussi difficiles à passer que l'avait été l'année précédente. Afin de pouvoir secourir les indigents, on établit une contribution qui s'élevait pour certaines personnes à 20 liv. par mois ; le sieur Daussy, échevin, faisait la distribution du pain à l'hôtel de ville. Tous les mercredis il réglait la taxe ; pour n'être point trompé, il se rendait sur le marché, et surveillait lui-même la vente du blé ; le zèle avec lequel il remplit les fonctions ingrates dont il était chargé lui mérita les éloges de ses concitoyens et la reconnaissance des pauvres.

Autant l'année 1740 avait été froide et pluvieuse, autant celle qui suivit fut chaude et sèche. Pendant plusieurs mois, il ne tomba presque point d'eau ; dans cette circonstance on eut recours aux patrons de Montdidier : la châsse des saints Lugle et Luglien fut descendue, et l'on fit une procession à laquelle assistèrent plus de trois mille personnes des environs ; la ville paya la dépense du luminaire pendant la neuvaine. Du mois de juillet au mois de septembre, la chaleur fut étouffante ; la récolte donnait de grandes inquiétudes, mais le blé fut de bonne qualité, et à la fin de l'année il était revenu à son prix habituel.

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