Blason santerre.baillet.org

Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XII - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Assemblées provinciale et départementale

Grêle désastreuse

Hiver de 1789

Nomination des députés aux états généraux

 

Les dernières années du dix-huitième siècle furent marquées en France par des événements qui feront à jamais époque dans l'histoire ; le pays subit une transformation complète : une organisation sociale entièrement différente de celle qui depuis si longtemps régissait nos pères, remplaça les coutumes traditionnelles et les institutions séculaires. Des réformes utiles furent accomplies ; mais, les esprits une fois lancés dans la voie des changements, il était difficile de s'arrêter, et d'heureuses améliorations se virent contre-balancées par des crimes effroyables. Bien des historiens ont consacré leur plume à retracer ces faits mémorables ; malgré leur talent, le sujet paraît neuf encore, tant il est vaste et fertile en salutaires enseignements.

L'année 1787 peut être considérée comme le point de départ du nouvel ordre de choses. Les finances étaient dans un état déplorable ; des systèmes nouveaux se produisaient chaque jour, mais leurs auteurs, manquant d'expérience, se bornaient à formuler de brillantes théories, et, mis à l'œuvre, ils étaient impuissants à guérir le mal qui faisait sans cesse des progrès. Un appel à la nation parut le moyen le plus efficace de remédier à cette fâcheuse situation. Louis XVI, qui ne désirait que le bien de ses sujets, y consentit facilement, et, afin de rétablir l'équilibre dans les finances, il convoqua les assemblées des notables. On suivit pour leur formation la division du royaume en généralités ; les pays d'état conservaient leur organisation particulière. Chaque généralité formait plusieurs assemblées départementales et une assemblée provinciale. Les premières devaient communiquer le résultat de leurs travaux à l'assemblée provinciale, qui, après en voir pris connaissance et émis sur eux l'opinion qu'elle jugeait convenable, y joignait ses propres observations et envoyait le tout au conseil du roi, chargé de prendre un parti définitif. Les membres des assemblées provinciale et départementale étaient nommés les uns par le roi, les autres par l'assemblée elle-même. On peut consulter sur la création et la composition de ces différents corps l'édit du roi donné à Versailles au mois de juin 1787, et le règlement du 8 juillet concernant spécialement la généralité d'Amiens.

Le 30 août 1787, le duc de Mailly, nommé par le roi président de l'assemblée départementale de Montdidier, arriva dans cette ville. L'échevinage alla le saluer chez M. Verani de Varenne, receveur des tailles, où il était descendu, et lui offrit les vins de présent : on tira les fauconneaux en son honneur.

Les membres composant l'assemblée des notables du département de Montdidier étaient au nombre de seize, dont huit nommés par le roi, savoir : MM. Anty, curé de Puits-la-Vallée, de Conty, de Mailly, de Laistre, Paillart, Pepin, doyen de la collégiale de Roye, Prévost et de Saint-Fussien de Vignereul. Le 1er septembre, ces huit membres se réunirent à l'hôtel de ville, et élurent les huit autres personnes qui devaient, conjointement, avec eux, former l'assemblée départementale. Les membres élus furent MM. Angot, curé de Montigny, Aubé de Bracquemont, de Bussy, Cauvel de Beauvillé, Dauchy, Galoppe, le Toillier de Guillebon et Leuillier, curé de Sourdon. MM. de Conty et Bosquillon de Jenlis furent nommés procureurs syndics, et M. Maillart, secrétaire.

Le duc de Mailly inaugura la première réunion par un discours dans lequel il ne fut question que des résultats heureux qu'on était en droit d'attendre des mesures nouvelles arrêtées par le roi. Après avoir tenu quatre séances, l'assemblée se sépara le 4 septembre ; elle se réunit de nouveau le 20 octobre suivant, et le lendemain, qui était un dimanche, ses membres assistèrent, à Saint-Pierre, à une messe en musique : M. Pepin officiait, et prononça un discours de circonstance ; la compagnie de l'Arquebuse avait pris les armes, et fit plusieurs décharges. L'assemblée prolongea ses travaux jusqu'au 29 octobre ; chaque jour elle tenait une séance de trois ou quatre heures ; ses délibérations étaient secrètes. Comme, d'après le règlement, elle devait être constamment en relation avec l'assemblée provinciale de Picardie, une commission intermédiaire composée de quatre membres fut chargée de correspondre directement avec cette dernière.

Le 17 novembre 1787 l'assemblée provinciale, où vinrent figurer plusieurs membres de l'assemblée départementale de Montdidier, ouvrit solennellement sa session à l'hôtel de ville d'Amiens, sous la présidence du duc de Croÿ d'Havré. Dans cette occasion, on imita jusqu'à un certain point le cérémonial usité dans la tenue des états généraux, et la division des trois ordres fut strictement observée. Le procès-verbal des séances a été imprimé ; il forme un volume in-4°, que l'on consulte avec intérêt.

Le 19 novembre 1787, le duc de Mailly, membre de l'assemblée provinciale de Picardie, y fit, en qualité de président de l'assemblée départementale de Montdidier, le rapport des travaux auxquels celle-ci s'était livrée. L'examen des questions qui ont fait l'objet de ses délibérations, et les propositions auxquelles elles donnèrent lieu se rattachant à notre Histoire, nous croyons devoir entrer dans quelques détails à cet égard.

L'état des chemins attira principalement l'attention des notables départementaux. La ville était dans une véritable impasse ; à l'exception de la route d'Amiens, il n'y avait aucun moyen de communication avec les cités environnantes. L'achèvement de la route de Montdidier à Cuvilly fut réclamé avec instance ; cette route, commencée en 1779, n'était encore qu'aux deux tiers de son exécution ; la partie à terminer était évaluée à 44,000 livres. L'établissement d'un chemin de Montdidier à Saint-Just fut aussi vivement demandé ; les réclamations étaient d'autant mieux fondées que l'élection de Montdidier payait 72,580 liv. pour le service de ses routes, et que leur entretien était loin de répondre à cette lourde dépense.

La répartition égale de l'impôt fut l'objet des observations de l'assemblée. Les tailles et accessoires s'élevaient à 880,267 liv. ; les droits d'aides étaient plus forts dans l'élection de Montdidier que dans les autres élections de la généralité d'Amiens ; cependant les frais de recouvrement ne montèrent pour 1785 et 1786 qu'à 3,400 liv., et il n'y eut qu'une seule saisie et vente mobilière.

La situation peu prospère de la fabrique de bonneterie à Montdidier, à Tricot et à Quiry-le-Sec ; la nécessité d'affranchir les propriétaires du Santerre de la dépendance dans laquelle les tenaient leurs fermiers ; la suppression de la mendicité ; la répression du vagabondage ; la création des ateliers de charité, dont on a fait de nos jours un si déplorable abus : ces mesures d'administration et d'autres encore que l'on croit récentes, et dont on fait honneur à nos chambres ou à nos conseils généraux, avaient, il y a trois quarts de siècle, été l'objet des délibérations de l'assemblée départementale de Montdidier. Un projet qui ne pouvait échapper à son attention fut celui de la canalisation de la rivière d'Avre et sa jonction à l'Oise ; ce projet, souvent étudié et débattu, fut pendant deux siècles mis et remis en discussion ; bien que d'une exécution facile, il n'y a malheureusement jamais été donné suite.

L'assemblée départementale se réunit de nouveau le 13 octobre 1788 ; ce fut sa seconde et dernière session : la Révolution, qui grondait sourdement et allait bientôt tout détruire, ne permit point à ces assemblées de se développer et de faire le bien qu'on devait en attendre.

Pendant l'automne de 1787, des maladies contagieuses firent de nombreuses victimes dans les environs, principalement à Royaucourt. L'intendant de Picardie envoya d'Amiens deux médecins spéciaux et des médicaments. M. Lendormy, notre compatriote, un des plus habiles médecins de la province à la fin du siècle dernier, se distingua dans cette circonstance et jeta les premiers fondements de sa réputation.

Le 13 juillet 1788, vers neuf heures du matin, un orage d'une violence extraordinaire éclata sur Montdidier : en moins d'un quart d'heure, les toits furent enfoncés, les rues remplies de décombres ; des arbres qui avaient plus de cent ans d'existence furent fendus et brisés en éclats, les récoltes hachées. L'orage s'étendait sur une longueur de douze lieues, du midi au nord, depuis Fournival jusqu'à Bayonvillers ; sa largeur moyenne était de deux lieues ; à Pierrepont il ne tomba que quelques gouttes d'eau, et à Moreuil brillait un soleil superbe. Quatre-vingt-onze paroisses de l'élection furent enveloppées dans ce désastre ; d'après le calcul dressé par une commission spéciale, la perte s'éleva à 1,728,000 livres. Cet affreux sinistre servit à faire éclater le zèle et les connaissances de Parmentier ; il avait déjà, en 1775, prouve le véritable intérêt qu'il portait aux cultivateurs ; son ardeur ne se ralentit pas : il fut chargé par le gouvernement de rédiger une instruction sur le moyen de tirer le meilleur parti des produits qui avaient souffert ; le mémoire qu'il fit paraître, plein d'une ardente sollicitude, fut publié sous le titre d'Avis aux cultivateurs dont les récoltes ont été ravagées par la grêle ; Paris, 1788. Le dommage que la ville éprouva fut considérable. Le manque de récolte, conséquence inévitable de cette grêle affreuse, augmenta la gêne causée par la suspension du travail dans les fabriques de bonneterie ; enfin, à cette situation déjà difficile, le terrible hiver de 1789 vint ajouter ses rigueurs.

Le nombre des pauvres s'accrut considérablement. Pour les occuper, on fit travailler à la promenade du Prieuré. Les arbres que la grêle avait brisés furent abattus ; on nivela le terrain, qui était alors plus bas qu'il n'est aujourd'hui, et on l'exhaussa avec les décombres provenant du couvent des Bénédictins, que l'on reconstruisait. Des tranchées de cinq pieds de profondeur furent ouvertes pour planter les tilleuls. Il y a vingt ans environ, en vue d'élargir le sentier qui conduit de la promenade au faubourg Saint-Martin, une rangée d'arbres fut entièrement sacrifiée. Cette promenade a pour moi un intérêt tout particulier : c'est mon aïeul qui la fit arranger, et je ne puis voir sans regret l'état d'abandon dans lequel elle se trouve. L'hiver commença dès le mois de novembre, et le blé, qui avait été semé tardivement, ne put pousser. En décembre, il tomba une grande quantité de neigé, la terre en était couverte d'une couche de plusieurs pieds d'épaisseur ; la circulation était pleine de danger ; le service des voitures publiques et de la poste fut suspendu. A partir du 15 décembre 1788, le froid devint tellement vif qu'il fut impossible de travailler aux champs. Le 31 décembre, le thermomètre descendit à 18 degrés 1/2 Réaumur, à 20 degrés le 1er janvier 1789, et à 21 degrés le 6 du même mois. La misère était extrême. Le maire, le procureur du roi, les curés du Saint-Sépulcre et de Notre-Dame, firent une quête générale pour subvenir aux besoins des malheureux ; tous les habitants qui purent donner quelque chose le firent avec empressement ; chacun voulut venir au secours de ses concitoyens, et, malgré la gêne à laquelle se trouvaient réduits un grand nombre de propriétaires, qui, par suite de la grêle, ne touchèrent aucun revenu, la charité publique fut abondante. Pendant les mois de décembre, janvier et février, que durèrent les grandes gelées, on distribua, à l'hôtel de ville, de deux à trois mille livres de pain par semaine. Le froid persista sans interruption jusqu'au 13 février 1789, et ce n'est qu'à partir de cette époque que le dégel commença à se manifester.

Les événements politiques purent seuls opérer une diversion à ces calamités ; la convocation des états généraux, qui devaient se réunir à Versailles le 27 avril, tenait tous les esprits en suspens. Le 24 janvier 1789, parurent les lettres du roi ordonnant de procéder à l'élection des députés. Le règlement du 24 avril enjoignait de suivre les anciens usages, et d'observer dans la tenue des assemblées les mêmes formes qu'en 1614, époque de la dernière nomination des députés aux états généraux, l'intention du monarque étant de conserver à chaque bailliage les priviléges consacrés par le temps.

L'assemblée électorale devait se tenir à Montdidier, où de tout temps avait eu lieu la réunion des trois ordres du gouvernement. En 1649, 1614, 1576, et 1498, notre cité avait vu se réunir dans ses murs les délégués du clergé, de la noblesse et du tiers état ; c'était elle qui représentait les trois villes et portait la parole en leur nom. Le peu d'empressement que mirent les personnes placées à la tête des affaires à maintenir Montdidier dans sa supériorité, et l'activité que Péronne déploya pour l'en déposséder, firent perdre à notre ville son antique privilége ; Péronne, plus favorisée, fut désignée pour le point de réunion des trois ordres. Les habitants s'aperçurent ensuite de la faute qu'ils avaient commise ; ils réclamèrent, mais il n'était plus temps. Le garde des sceaux, de Barentin, répondit à leurs observations par une lettre inintelligible, et, au moment où Louis XVI ordonnait de suivre les anciens usages, le chancelier écrivait que ces usages étaient des abus. C'est ainsi que les meilleures intentions du roi étaient paralysées par le mauvais vouloir de ses ministres.

Le 8 février 1789, il y eut à l'église Saint-Pierre une assemblée de tous les habitants, sans distinction de classes, pour s'entendre sur la rédaction du cahier des charges reconnues onéreuses à l'État ; mais cette réunion ne produisit aucun effet.

Le nombre des députés à nommer pour le gouvernement de Péronne, Montdidier et Roye était fixé à huit : deux pour le clergé, deux pour la noblesse et quatre pour le tiers état. Tous les membres de la noblesse étaient obligés de se rendre individuellement à Péronne, ceux du clergé et du tiers état devaient y comparaître par représentation. Le règlement du 24 avril indiquait les formalités particulières au clergé.

Le 9 mars 1789, les membres de la municipalité et des diverses corporations procédèrent, dans la salle du bailliage, à la nomination des délégués du tiers état que l'on enverrait à Péronne. La séance fut précédée d'un discours de M. Cousin de Beaumesnil, procureur de la commune. L'orateur, qui dans plusieurs circonstances avait donné des preuves de la violence de son caractère, s'emporta, blessa l'assemblée par ses paroles inconvenantes, et occasionna un grand tumulte. Le calme s'étant rétabli, on passa à l'élection des délégués. Les nominations se firent d'abord à haute voix ; chacun votait à l'appel de son nom. Les membres des corporations libérales exprimèrent les premières leurs suffrages ; mais, quand vint le tour des corporations ouvrières, le désordre commença ; il fallut voter par écrit, et la fin de la séance fut extrêmement orageuse. Les délégués nommés dans cette journée furent : MM. Lendormy, avocat ; Liénart, avocat ; Cousin, avocat ; Daugy, doyen des procureurs ; Boissier, procureur ; Marchant, avocat ; Sonnet, épicier, et Leroux, libraire. Ils s'occupèrent immédiatement de la rédaction du cahier des doléances de la ville, et en donnèrent lecture le 19 mars, jour indiqué pour la nomination des délégués chargés de représenter les habitants qui, n'appartenant à aucune corporation, n'avaient pas voté le 9 mars. Sur six cent trente-quatre électeurs inscrits, cent soixante-dix seulement prirent part au scrutin ; dès son apparition, le suffrage universel rencontra chez nous une indifférence regrettable. Les quatre délégués nommés le 19 mars furent MM. Cousin de Beaumesnil ; Scellier, négociant ; Lendormy et Liénart ; ces deux derniers déjà élus.

Les élections de la ville terminées, restait à faire celles des délégués des campagnes qui devaient se rendre à Péronne pour y représenter les communes du bailliage.

Le lundi 23 mars, les mandataires de toutes les communes se réunirent au nombre de trois cent quarante-huit dans la salle des Pas-Perdus. Des mesures convenables avaient été prises pour maintenir l'ordre. A l'appel du nom de chaque village, qui était fait par un huissier, les mandataires de ce village entraient dans la salle d'audience, remettaient leur cahier de remontrances au greffier du bailliage, et prenaient place dans la salle. Comme il était impossible de lire publiquement tous les cahiers, on en confia l'examen à une commission composée de quinze membres chargés, après en avoir pris connaissance, de les refondre en un seul pour les joindre au cahier des doléances de la ville. On passa ensuite à la nomination des délégués définitifs qui, au nombre de quatre-vingt-six, devaient aller à Péronne. Pour arriver à ce résultat, toutes les communes du bailliage furent réparties en vingt-neuf sections nommant chacune trois délégués ; la ville formait à elle seule une section et avait un délégué spécial. MM. Liénart, Cousin, Lendormy et Scellier, précédemment élus dans l'assemblée préparatoire, tirèrent au sort l'honneur de représenter Montdidier à Péronne ; le hasard favorisa Scellier. Le jeudi 26 mars, tous les délégués se réunirent en assemblée générale. M. Dauchy donna lecture du cahier des doléances, dont il avait été l'un des principaux rédacteurs ; la défense des opinions qu'il contenait fut confiée à M. Boullenger, lieutenant particulier au bailliage, dé légué d'une des sections rurales.

Les doléances des paroisses n'ayant jamais été imprimées, nous pensons qu'il n'est pas inutile de les tirer de l'injuste oubli dans lequel on les a laissées. Les plaintes des habitants de la campagne résument mieux l'état du pays que les tirades philosophiques et les dissertations politiques des écrivains de profession ; elles sont l'expression de la grande majorité de la nation ; aussi lira-t-on avec plaisir l'exposé des demandes de la petite commune d'Ayencourt-le-Monchel, près Montdidier. Ce sont là des documents inédits dont on ne saurait trop assurer la conservation. A côté d'articles qui sont empreints d'une bonhomie charmante ou d'un intérêt personnel qui ne prend pas même la peine de se dissimuler, il y en a d'autres, et c'est le plus grand nombre, qui sont marqués au coin de la saine raison, et qui décèlent un grand sens moral et politique. (Pièce just. 55.)

Le 30 mars, les membres de la noblesse, les représentants du clergé et les délégués du tiers état du gouvernement de Péronne, Montdidier et Roye, se réunirent à Péronne, dans l'église de Saint-Fursy ; la nef avait été disposée pour la cérémonie. Devant le sanctuaire, caché par un rideau de tapisserie, était placé le fauteuil du président ; il était occupé par M. Levaillant de Brusle, lieutenant général au bailliage de Péronne, appelé à cet honneur en l'absence du marquis de Feuquières, grand bailli d'épée des trois villes ; il avait à sa droite les membres du clergé, à sa gauche ceux de la noblesse ; le tiers état était en face de lui, et remplissait le fond de l'église.

Plusieurs discours relatifs au but de la réunion furent prononcés, un, entre autres, par Alexandre de Lameth. La vérification des pouvoirs de la noblesse et du clergé prit une partie de la séance ; le second jour, on s'occupa de vérifier ceux des membres du tiers état. L'abbé Maury, prieur de Lihons, demanda la parole ; elle lui fut accordée, à condition qu'il monterait en chaire, afin que tout le monde pût l'entendre. Malgré son talent, il ne put vaincre les préventions dont il était l'objet, et aucune voix ne s'éleva pour demander l'impression de son discours. Alexandre de Lameth fut plus heureux ; on peut lire le sien dans les procès-verbaux de cette assemblée. Après quelques mots de M. Dehaussy de Robécourt, membre du tiers état, les délégués se retirèrent pour délibérer dans le local qui leur était assigné. Le clergé resta à Saint-Fursy ; la noblesse se réunit dans la salle du bailliage, et le tiers état dans l'église des Minimes. Le clergé était présidé par M. Peuxion, abbé de Vaucelles ; la noblesse par le duc de Mailly, et le tiers état par. M. Levaillant de Brusle.

Le premier jour, on avait conçu l'espoir de rédiger en commun le cahier des plaintes qui devait être confié aux députés ; mais les membres du clergé, qui avaient d'abord consenti à un rapprochement, s'étant presque aussitôt éloignés, la noblesse et le tiers état seulement travaillèrent de concert à la rédaction de leur cahier, sans toutefois se confondre, lorsqu'il s'agissait de prendre une délibération. Le cahier des deux ordres réunis contient quarante-sept articles ; l'examen des principes qu'il renferme nous entraînerait trop loin ; les procès-verbaux de cette époque ayant été imprimés, il est facile d'en prendre connaissance. Le cahier des deux ordres, signé alternativement par un membre de la noblesse et par un membre du tiers état, fut remis aux députés le 4 avril ; celui des doléances du clergé, signé le jour précédent, était plus étendu. La rédaction en est remarquable ; les questions y sont traitées avec une rare élévation de style et de pensée ; on reconnaît dans cet exposé d'un haut intérêt les qualités éminentes de l'abbé Maury. Le célèbre prieur de Lihons inséra, dans le cahier des remontrances du clergé, quelques lignes en faveur de la communauté à laquelle il dut l'honneur de siéger aux états généraux ; ce document aurait mérité d'être recueilli dans l'édition que l'on a donnée des oeuvres de cet auteur.

Après s'être entendus sur les matières qui devaient fixer l'attention de l'assemblée arbitre des destinées de la France, les députés procédèrent définitivement et au scrutin à la nomination des députés chargés de représenter les trois bailliages aux états généraux ; ces députés furent :

Pour le clergé :
De la Place, curé de Landevoisin.
Maury, prieur de Lihons.
Angot, curé de Montigny, adjoint.
Pour la noblesse :
Le chevalier Alexandre de Lameth ;
Le duc de Mailly ;
Le marquis de Castéja, adjoints.
Le comte de Folleville,
Pour le tiers état :
Pincepré de Buire, de Péronne.
Charles de Bussy, de Rouvrel.
Prévost, avocat du roi au bailliage de Roye.
Bouteville du Metz, avocat à Péronne.
Tattegrain, avocat à Péronne, adjoints.
Mareux, cultivateur à Tricot,
Liénart, avocat à Montdidier,
Masson, avocat à Roye,

Le 5 avril, il y eut une assemblée générale des trois ordres à la salle du bailliage. Le président de l'ordre de la noblesse, celui du tiers état et l'abbé Maury prononcèrent chacun un discours ; on remit ensuite les cahiers de remontrances aux députés, et l'on se sépara.

Les députés nommés à Péronne étaient bien l'expression du suffrage universel. Pour être électeur, il suffisait d'être Français, âgé de vingt-cinq ans, domicilié dans la commune, et d'être inscrit au rôle des impositions, sans fixation de chiffre ; il n'y avait que les personnes dépendantes, par position, de la volonté d'autrui, et par cela même n'étant pas présumées pouvoir voter librement, qui fussent privées de ce droit. Le nombre des délégués aux assemblées préparatoires ou graduelles, comme on les appelait, était fixé d'après la population de la commune ou le nombre d'individus composant la corporation. Le règlement du 27 avril 1789 contient des renseignements très-curieux à consulter, surtout depuis que le suffrage universel a été remis en usage. Anciennement c'était le suffrage universel à trois degrés qui était en vigueur, ce qui est bien différent de ce qui se pratique aujourd'hui ; nous ne saurions trop insister sur ce point. La commune nommait des délégués ; ces délégués en choisissaient d'autres pris dans leur sein ; puis ces derniers élisaient à leur tour les députés aux états généraux. Avant d'arriver à la nomination définitive, il y avait par conséquent une épuration électorale opérée par les électeurs eux-mêmes ; l'autorité n'intervenait point ; les électeurs agissaient seuls et faisaient leur choix comme ils l'entendaient, sans subir aucune pression. Cette filière électorale, cette élimination successive et raisonnée de délégués, alternativement élus et électeurs, empêchaient qu'il n'y eût alors, comme on l'a vu de nos jours, des hommes tarés ou incapables, investis du mandat législatif ; les députés étaient nommés par des hommes parfaitement en état de les apprécier. C'est à la multiplicité des épreuves, aux exclusions prudentes et réfléchies, mais libres, résultant des diverses assemblées préparatoires, qu'est due la réunion de ces intelligences d'élite qui jetèrent un si vif éclat sur les derniers états généraux de la monarchie.

La représentation des trois villes était brillante ; plusieurs des membres qui la composaient ont inscrit leur nom dans les fastes de l'histoire, mais il en est un qui les domine tous, celui de Maury. Cet illustre orateur fut au premier rang dans cette assemblée de 1789, si féconde en grands talents. Sa parole était ferme et incisive, son style pur et élevé ; à une instruction étendue il joignait une présence d'esprit et un courage admirables ; toujours sur la brèche, il déconcertait ses adversaires par ses reparties, ou les foudroyait dans ses repliques.

Voici le portrait que trace de Maury un littérateur distingué de la fin du dix-huitième siècle :

« Je dois vous le faire connoître en qualité d'homme public, et tel que ses ennemis n'ont pu s'empêcher de le voir, invariable dans les principes de la justice et de l'humanité ; défenseur intrépide du trône et de l'autel ; aux prises tous les jours avec les Mirabeau et les Barnave ; en butte aux clameurs menaçantes du peuple des tribunes, exposé aux insultes et aux poignards du peuple du dehors, et assuré que les principes dont il plaidait la cause succomberoient sous le plus grand nombre ; tous les jours repoussé, tous les jours sous les armes, sans que la certitude d'être vaincu, le danger d'être lapidé, les clameurs, les outrages d'une populace effrénée, l'eussent jamais ébranlé ni lassé. Il sourioit aux menaces du peuple ; il répondoit par un mot plaisant ou énergique aux invectives des tribunes, et revenoit à ses adversaires avec un sang-froid imperturbable. L'ordre de ses discours, faits presque tous à l'improviste et durant des heures entières, l'enchaînement de ses idées, la clarté de ses raisonnements, le choix et l'affluence de son expression, juste, correcte, harmonieuse, et toujours animée, sans aucune hésitation, rendoient comme impossible de se persuader que son éloquence ne fût pas étudiée et préméditée ; cependant la promptitude avec laquelle il s'élançoit à la tribune et saisissoit l'occasion de parler, forçoit de croire qu'il parloit d'abondance. J'ai moi-même plus d'une fois été témoin qu'il dictoit de mémoire, le lendemain, ce qu'il avoit prononcé la veille, en se plaignant que, dans ses souvenirs, sa vigueur étoit affaiblie : Il n'y a, disoit-il, que le feu et la verve de la tribune qui puissent nous rendre éloquents. Ce phénomène, dont on a si peu d'exemples, n'est explicable que par la prodigieuse capacité d'une mémoire à laquelle rien n'échappoit, et par des études immenses. Il est vrai qu'à ce magasin de connoissances et d'idées, que Cicéron a regardé comme l'arsenal de l'orateur, Maury ajoutoit l'habitude et la très-grande familiarité de la langue oratoire, avantage inappréciable que la chaire lui avoit donné. Quant à la fermeté de son courage, elle avoit pour principe le mépris de la mort et cet abandon de la vie sans lequel, disoit-il, une nation ne peut avoir de bons représentants non plus que de bons militaires. » Marmontel.

Quand donc notre pays donnera-t-il un successeur à Maury !

D'autres noms peuvent encore être cités après le sien. Alexandre de Lameth, un des membres les plus connus de nos premières assemblées représentatives, était de ces gentilshommes imprévoyants, qui, dans leur ardeur irréfléchie à innover, ébranlaient le trône qu'ils auraient dû soutenir ; sa mère, Thérèse de Broglie, fille du maréchal de ce nom, était loin d'approuver cette ligne de conduite. Apprenant la part que son fils prenait à la révolution, elle ne put s'empêcher, dans un moment d'indignation, de laisser échapper ces paroles, les plus énergiques que jamais l'orgueil blessé d'une mère ait fait entendre : « En vérité, si je n'étais sûre de moi, je croirais m'être oubliée dans mon antichambre. »

Beaucoup moins connu que ses deux collègues, Bouteville du Metz ne fut pas moins un membre très-utile aux états généraux : il était de presque toutes les commissions, c'est lui qui prépara les lois relatives à la vente des biens nationaux, et rédigea la plupart des instructions ayant pour but de faciliter l'exécution de cette mesure : Montdidier lui est, en partie, redevable de posséder le tribunal, et d'avoir été choisi pour chef-lieu d'arrondissement de préférence à Roye, qui nous disputait cet avantage ; à ce titre, il a droit à notre reconnaissance. M. Bouteville du Metz n'était point orateur, mais il avait les qualités solides qui font le législateur. Notre pays peut s'enorgueillir à juste titre d'avoir nommé de tels hommes ; la Picardie n'eut pas de mandataires plus honorables : la part qu'ils prirent aux travaux de l'assemblée leur assigne un rang élevé dans cette réunion d'hommes éminents, expression la plus complète de tout ce que la France comptait de talents et d'illustrations.

Quelle différence entre les députés de 1789 et les représentants de 1848 ! Les uns et les autres étaient cependant issus du suffrage universel.

*
 

Retour
Retour

Accueil
Suite