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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XIII - Section III

par Victor de Beauvillé

Section III

Plantation de l'arbre de la liberté

Dégâts causés par les volontaires de l'Aisne

Anniversaire de la fête de la Fédération

Affaire d'Orchies

Enrôlements volontaires

Commissaires extraordinaires

Réjouissances à l'occasion de la levée du siége de Lille

 

A un peuple qui aspirait à se régénérer, il fallait des fêtes nouvelles. La plantation d'un arbre de la liberté était une de ces réjouissances mensongères où la contrainte et l'intimidation jouaient le rôle principal. Le 1er mai 1792, un peuplier, arbre consacré, à cause de son nom, à ces solennités populaires, fut planté près des marches de l'hôtel de ville ; les corps constitués n'assistèrent qu'à contre-cœur à cette cérémonie qu'avait provoquée Lemasson. La garde nationale s'y rendit ; son drapeau était escorté par des vétérans armés de piques entourées de banderoles tricolores. L'arbre était surmonté du bonnet de la liberté : c'était pour les habitants un spectacle nouveau. Un second arbre fut planté sur la grande route d'Amiens à Compiègne, en face de la porte de Roye. Comme toujours, plus on parlait de liberté, moins on était libre.

Le deuxième bataillon des volontaires de l'Aisne passa à Montdidier le 3 mai 1792. Les militaires qui le composaient venaient de Roye, où on leur avait monté la tête, et persuadé que Montdidier n'était habité que par des aristocrates. Imbus de cette idée, ils allèrent, guidés par quelques jeunes gens de la ville, prendre jusque dans leurs maisons plusieurs citoyens honorables qui leur étaient désignés comme de mauvais patriotes, et les forcèrent à embrasser l'arbre de la liberté. M. de Bertin, ancien lieutenant général au bailliage, vieillard des plus estimables et des plus inoffensifs, fut obligé de subir cet affront. Une pareille conduite envers des personnes que leur position et leur âge auraient dû mettre à l'abri d'une telle insolence causa dans la ville une indignation profonde. Après s'en être pris aux individus, les volontaires s'attaquèrent aux édifices, ils mutilèrent les pierres des monuments publics et des maisons particulières sur lesquelles étaient sculptées des armoiries ; dans l'église Saint-Pierre, ils coupèrent la toile de quatre tableaux placés dans la chapelle de la Vierge pour faire disparaître les écussons qui étaient au bas : ces tableaux existent encore, et portent les marques de ces mutilations. Les écussons représentaient les armes de Jean Cauvel, conseiller du roi en l'élection, et de Marie le Maire, sa femme, qui donnèrent ces tableaux en 1645. Les volontaires de l'Aisne n'épargnèrent ni les armes de la ville ni celles de France, placées en tête d'ouvrages imprimés. Dans leur incroyable emportement et leur brutale ignorance, ils déchiraient les livres où ces armes se trouvaient.

Au milieu de ces scènes d'une stupide et honteuse barbarie, il est consolant de retrouver quelque trace de sentiments religieux. Dans ce temps où la religion était outragée et ses ministres persécutés, des parents adressèrent des plaintes au conseil municipal sur la négligence que les Sœurs de Charité mettaient à conduire les enfants à la messe : que l'office fût célébré par un prêtre assermenté ou non, peu importe, le motif qui inspirait de semblables réclamations n'est pas moins respectable. Le 17 mai 17921 le conseil municipal décida « que les S£urs de Charité seraient tenues de conduire leurs écoliers à la messe les jours de classe, ainsi qu'il est d'usage pour le bon exemple et pour remplir le vœu de la commune. »

Le 14 juillet, on célébra en présence de plus de dix mille personnes l'anniversaire de la fête de la Fédération. Les gardes nationaux au nombre de douze cents, tant de la ville que du district, à l'exception de ceux de Roye, qui avaient refusé de répondre à la convocation, étaient rangés sur la place du Marché-aux-Chevaux ; les membres du directoire, des tribunaux de district et de commerce, de la municipalité et de la justice de paix, allèrent se joindre à eux. Lorsque toutes les personnes qui devaient figurer à la cérémonie furent assemblées, le cortége se mit en marche. Il défila par la place du Marché-aux-Vaches, la rue de Roye, celle des Cuisiniers, et remonta la Place jusqu'à l'autel de la patrie dressé en face de l'hôtel de ville. C'était le comptoir de Scellier, changeur et président du tribunal de commerce, qui servait d'autel : le choix était au moins singulier, pour ne pas dire davantage. Cet autel était circulaire et avait dix-sept pieds de circonférence ; il était placé sur une estrade d'environ trente-six pieds carrés. La décoration était d'une grande simplicité : quatre pyramides triangulaires, ornées de fleurs, s'élevaient aux quatre angles et formaient toute l'ornementation. Le clergé et les autorités montèrent ensemble sur l'estrade, et M. Turbert, curé de Saint-Pierre, commença la messe. Durant le service divin, M. de Bussy, président du directoire, et M. Leroux, maire, prononcèrent chacun un discours.

Pendant que nos gardes nationaux célébraient la fête de la Fédération et faisaient des vœux pour la prospérité de la France, leurs frères d'armes combattaient vaillamment à la frontière, et scellaient de leur sang le serment qu'ils avaient fait de vaincre ou de mourir pour la patrie. L'affaire d'Orchies, qui eut lieu dans la nuit du 14 au 15 juillet 1792, fit le plus grand honneur au bataillon des volontaires de la Somme. Six cents gardes nationaux, au plus, soutinrent intrépidement l'effort de sept mille Autrichiens : M. Thory, notre compatriote, était lieutenant dans ce bataillon. L'ennemi, qui était parvenu à entrer dans Orchies, fut obligé de l'évacuer promptement, laissant près de six cents hommes sur le terrain. La relation de ce brillant fait d'armes fut imprimée et distribuée à profusion ; on voit figurer parmi ceux qui y prirent part un grand nombre d'individus appartenant au district de Montdidier. A cette époque funeste, l'honneur s'était réfugié dans les camps, et ce n'est que sous l'uniforme du soldat qu'on retrouvait le caractère français.

Le 29 juillet 1792, le conseil de la commune décida que les cloches de l'église du Saint-Sépulcre, devenues inutiles depuis la transformation de cette église en oratoire, seraient enlevées, à l'exception d'une seule qui suffisait pour les besoins du culte ; que les cloches supprimées, ainsi qu'un ancien lutrin de cuivre relégué dans la sacristie, seraient fondus et transformés en canons pour le service de la garde nationale.

La situation du pays devenait fort inquiétante ; les ennemis avaient envahi la frontière : il fallut avoir recours à des moyens exceptionnels. Le 5 août, le maire fit lecture, au balcon de l'hôtel de ville, du décret de l'Assemblée législative qui déclarait la patrie en danger, et invitait les citoyens à se faire inscrire pour voler à sa défense. La lecture terminée, quatre officiers municipaux se transportèrent sur les différentes places, et reçurent les engagements de nos futurs défenseurs ; cinq bureaux d'enrôlement furent établis dans la ville, les volontaires n'avaient qu'à s'y présenter. On donnait peu de temps aux nouveaux enrôlés pour réfléchir sur l'acte important qu'ils venaient d'accomplir. Quatre jours après, la Fayette, commandant de l'armée du Nord, demandait qu'on lui envoyât les nouvelles recrues. Le 14, le conseil général du département imposa à la ville la confection de deux mille cinq cents cartouches.

Les événements du 10 août furent connus le 12 à Montdidier, et causèrent un émoi général. Ce jour-là, les habitants du canton étaient réunis dans l'église du Saint-Sépulcre, et s'occupaient des mesures à prendre pour former le contingent des volontaires qu'on leur demandait ; quelques paroles imprudentes prononcées par un sieur Flon, de Faverolles, qui n'avait pas voulu assister à la plantation de l'arbre de la liberté dans sa commune, amenèrent une discussion entre lui et les personnes qui l'entendirent. Le trouble se mit dans la réunion ; on en vint promptement aux mains : ceux qui étaient restés hors de l'église voulaient y pénétrer de vive force ; ceux de l'intérieur les repoussaient ; c'était une confusion inexprimable. Pour apaiser le tumulte qui allait toujours croissant, Lemasson proposa de contraindre l'auteur de ce désordre à embrasser l'arbre de la liberté. Pendant qu'on l'y conduisait, il se répandit dans la foule ameutée que Lemasson était un mauvais citoyen et Flon un aristocrate, et comme, parmi le peuple, plus les bruits sont absurdes, plus ils se propagent avec rapidité, on fit accroire aux gens du dehors que les Montdidériens étaient des aristocrates. Aussitôt une mêlée s'engage sur la Place ; les habitants de la campagne frappent ceux de la ville, disant qu'ils voulaient en avoir raison ; l'emportement des paysans allait jusqu'à la fureur ; on eut toutes les peines du monde à séparer les combattants et à empêcher l'effusion du sang.

Le 1er septembre 1792, arrivèrent à Montdidier, vers les dix heures du soir, Hion et Gonord, commissaires du pouvoir exécutif dans les départements frontières : ils prétendaient faire sonner de suite le tocsin et battre la générale ; mais, sur les représentations des membres du directoire et de la municipalité, qu'une pareille démonstration, à une heure aussi indue, alarmerait la population, les commissaires consentirent à attendre jusqu'au lendemain cinq heures du matin. Le 2, les commissaires convoquèrent à Saint-Pierre les autorités et les habitants ; ils montèrent en chaire, et invitèrent les citoyens à se dévouer en aussi grand nombre que possible à la défense de la patrie, et à aller combattre à la frontière : l'uniforme n'était pas de rigueur ; ceux qui n'avaient pas le moyen de s'équiper pouvaient se présenter en veste ; on fournissait des armes à ceux qui en manquaient. Les commissaires exhortèrent les propriétaires de chevaux et de voitures à les offrir pour le service de la patrie.

Leur discours dura près d'une heure ; il trouva de l'écho dans le cœur des Montdidériens ; jamais on ne fit vainement appel à leur courage et à leur patriotisme. Après avoir exigé de nouveau des habitants le serment de défendre la liberté et l'égalité, Hion et Gonord continuèrent leur voyage, très-satisfaits du civisme de nos compatriotes.

Les prêtres qui avaient refusé de prêter serment à la constitution étaient en assez grand nombre ; quelques-uns avaient déjà quitté le pays ; les massacres de l'Abbaye (2 et 3 septembre) hâtèrent le départ de ceux qui étaient restés : les uns passèrent à l'étranger, les autres se rendirent à Amiens, où les prêtres âgés et infirmes furent réunis dans le quartier de cavalerie. Vers le milieu du mois d'octobre, quarante-deux volontaires de Montdidier, habillés et équipés aux frais des habitants, partirent pour rejoindre ceux de leurs frères qui combattaient à la frontière ; c'était le troisième envoi que la ville faisait depuis un an. L'enthousiasme militaire était à son comble ; presque chaque jour on voyait défiler de nouveaux détachements qui allaient se mesurer avec l'ennemi. Le 15 septembre, les volontaires du district de Breteuil arrivèrent dans notre ville ; ils étaient au nombre de cent six, tous armés et équipés, commandés par M. Davalet, ancien receveur de l'abbaye, qui avait pourvu de sa bourse à l'habillement de plusieurs d'entre eux ; ils menaient à leur suite un caisson, vingt chevaux et six voitures chargées de munitions et de provisions de bouche.

Du 26 septembre au 8 octobre, huit bataillons des départements du Rhône, de la Loire, de la Charente, etc., traversèrent Montdidier ; la plus grande partie de ces troupes se dirigeait en toute hâte sur Lille, que pressaient vivement les Autrichiens. Nos braves concitoyens acquirent une nouvelle gloire à ce siége célèbre ; enfermés dans la place, ils y soutinrent dignement la brillante réputation qu'ils s'étaient faite à Orchies. Le lieutenant-colonel du bataillon de la Somme écrivait, en parlant de ses compatriotes, qu'ils n'entendaient pas se rendre, qu'ils défendraient la ville jusqu'à la dernière goutte de leur sang.

La levée du siége de Lille (8 octobre 1792) fut le signal de réjouissances publiques. Le 4 novembre, après un Te Deum et un discours patriotique du curé de Saint-Pierre, toutes les autorités et la population se rendirent sur la Place, que l'on avait baptisée du nom de place de la Révolution. Contre l’arbre de la liberté s'élevait un amphithéâtre qui servait de piédestal à une statue de la déesse de la Liberté, tenant d'une main une lance surmontée du bonnet phrygien, et de l'autre des faisceaux. L'estrade allait un peu en pente ; de chaque côté étaient rangés, mais sans se confondre, les hommes et les femmes qui devaient prendre part à la cérémonie en chantant la Marseillaise. C'était la première fois que cet hymne fameux se faisait entendre dans une solennité publique. Afin de donner plus d'éclat à la fête, le conseil de la commune avait mandé de Paris un artiste de la Comédie italienne, nommé Rebuffel, natif d'Orvillers, connu au théâtre sous le nom de Jullien. Les autorités ayant pris place autour de l'amphithéâtre, Rebuffel et les chœurs entonnèrent la Marseillaise. Leurs accents énergiques étaient soutenus par les éclats retentissants d'une musique militaire et le roulement prolongé du tambour ; le finale de chaque strophe était répété en chœur par des milliers de spectateurs ; le Ça ira ! et d'autres airs révolutionnaires terminèrent la cérémonie. Les autorités se rendirent ensuite à la maison commune, c'est ainsi qu'on désignait la mairie, et là chacun se donna le baiser fraternel et d'union.

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