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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XIV - Section IV

par Victor de Beauvillé

Section IV

Fête de l'Être suprême

Chute de Robespierre

Adresse à la Convention

 

La nécessité d'une religion quelconque tourmentait cependant les tyrans qui opprimaient notre malheureuse patrie ; ils n'avaient pu étouffer le cri de la conscience qui se révoltait contre leur impiété. A la déification de la Raison succéda le culte de l'Être suprême. L'église Saint-Pierre subit une nouvelle métamorphose ; on remplaça les mots Temple de la Raison, qu'on lisait sur la façade, par cette inscription : La nation française reconnaît l'Être suprême et l'immortalité de l'âme.

Le 8 juin 1794 eut lieu la fête d'inauguration de la nouvelle religion : de Parviller aîné, qui avait été l'ordonnateur de la fête de la Raison, fut chargé encore cette fois de la direction de la cérémonie. Dès l'aurore, une salve d'artillerie avait annoncé cette journée aux habitants ; il leur était enjoint de décorer leurs portes de banderoles tricolores, de festons de verdure, et de ne sortir dans les rues que proprement vêtus ; recommandation qu'il ne serait pas inutile de renouveler chaque jour de fête.

A une heure et demie, les autorités et la Société populaire s'assemblèrent au directoire, les pères de famille et les jeunes garçons dans le temple de l'Être suprême, les mères de famille et les filles au tribunal. Les uns et les autres formaient différents groupes, qui se réunirent à la promenade du Prieuré ; là, chacun prit le rang qu'on lui avait assigné. Le président du directoire prononça un discours relatif à la fête, puis le cortége se mit en marche dans l'ordre suivant :

La cavalerie ;

Les tambours ;

Les adolescents de dix à douze ans ;

Les pères de famille, tenant des branches de chêne à la main ;

Les jeunes filles vêtues de blanc ; celles de huit à douze ans tenaient des corbeilles de fleurs, et avaient une écharpe tricolore tombant de droite à gauche ; les plus âgées portaient, outre la ceinture tricolore, dont les plis flottaient jusqu'à terre, des écharpes de bleuets, qui, sur leur habillement du plus beau blanc, dit un témoin oculaire, tranchaient admirablement et formaient le plus galant effet ; ajoutez qu'elles étaient toutes supérieurement coiffées, et que leurs variétés formaient le plus joli coup d'oeil, surtout celles qui, avec leurs guirlandes de fleurs et leurs cerceaux couverts de feuillage, dessinaient tantôt des arcades, tantôt des ronds et autres dessins. Toutes les jeunes personnes de la ville figuraient à cette procession digne des temps fabuleux ; il n'y avait eu d'exception que pour celles qui par leur laideur auraient fait ombre au tableau ; l'aspect de cette partie des groupes était réellement séduisant.

Les mères de famille venaient après, chacune un gros bouquet de roses à la main ; un ruban tricolore était posé sur leur épaule droite, et tombait sur le côté gauche, où il était retenu par un nœud.

Derrière elles paraissait un char rempli des instruments du labourage, des arts et des métiers ; il était tiré par quatre chevaux, deux blancs et deux gris pommelés, ayant sur la tête les houppes des anciens dais ; ils étaient conduits par deux postillons en grande tenue, dont la coiffure devait produire un effet merveilleux : le premier avait un bonnet de grenadier, et le second un très-grand chapeau ; cet ensemble avait un air majestueux et imposant, dit gravement le narrateur de la fête. Le char était suivi du corps de musique, des autorités et de la Société populaire.

Pour augmenter la pompe de cette solennité, la Société populaire de Grivesne, qui faisait corps avec celle de Montdidier, était venue y prendre part ; les membres des deux Sociétés avaient à la main des bouquets composés d'épis de blé, de cerises, de fraises, et de roses de toute espèce.

La marche était fermée par un détachement de cavalerie envoyé exprès d'Amiens, et auquel s'était joint un corps de volontaires, arrivé ce jour-là à Montdidier ; un concours immense de peuple assistait à cette grande représentation théâtrale, que favorisa un temps magnifique. Du Prieuré, le cortége se dirigea vers la Place ; arrivé au pied de l'arbre de la liberté, il fit une halte et l'on chanta un hymne, puis il se rendit au Chemin-Vert, en passant par la rue de Roye, la rue du Manége et celle de la Mare-à-Foucault ; pendant le défilé, la musique et les tambours se faisaient entendre alternativement. La barrière qui fermait l'entrée de la promenade avait été démontée et posée à plat sur le sol de l'allée : tous les assistants passèrent dessus, indiquant par là qu'il n'y avait plus ni distinctions ni priviléges, et qu'apres avoir passé autrefois sous la barrière, ils étaient a présent devenus des frères et des égaux.

La montagne s'élevait dans l'allée contiguë au jeu de paume, près du mur du jardin de l'hôpital : elle formait un carré de trente pieds ; sa hauteur n'en comptait pas plus de dix. Elle était entièrement recouverte de gazon ; une pente douce permettait d'y monter facilement ; pour l'exhausser plus vite, et aussi dans un motif qu'il est facile de deviner, on avait enfoui sous la base les statues brisées des saints, que l'on avait enlevées au portail de Saint-Pierre. Tout le monde travailla à sa formation : homme ou femme, chacun mit la main à l'œuvre. Les personnes de la société durent faire comme les autres : les dames se rendaient au Chemin-Vert avec une petite brouette, dans laquelle il y avait à peine une pelletée de terre ; d'autres en portaient une poignée dans leur sac. Le matin, le tambour battait, et le crieur public parcourait les rues en répétant : Citoyens, citoyennes, la montagne vous attend. Chacun allait à son poste, et contribuait, sous peine de prison, à l'élévation de ce moderne tumulus. Au milieu de la montagne se trouvait l'autel de l'Être suprême : trois degrés circulaires régnaient à l'entour ; derrière s'élançait un arbre de vingt-cinq pieds de haut, garni de ses branches et de son feuillage.

Arrivés au pied de la montagne, les groupes composant le cortége se rangèrent aux places qui leur avaient été assignées ; les autorités et la Société populaire occupaient les deux côtés du tertre. Une salve d'artillerie et différents morceaux d'harmonie annoncèrent le moment de la réunion générale. Lorsque la musique eut cessé de se faire entendre, Roberge, président du directoire de district, se plaça au sommet de la montagne et prononça le discours suivant :

« Citoyens,

Ils sont enfin passés pour jamais, ces temps de sottises et d'opprobres où le peuple français, courbé sous le double joug des rois et des prêtres, ne pouvait disposer à son gré ni des présents dont la nature récompense ses travaux, ni des hommages de son cœur pour l'Être suprême. Quelle était alors toute la science du gouvernement ? C'était de rétrécir les idées des hommes, de dessécher toutes leurs affections, tous leurs sentiments, pour ne leur laisser que la seule faculté d'obéir servilement. Nos cœurs, flétris par l'habitude de l'esclavage, n'offraient à la source de tous les biens, à l'auteur sublime de tout ce qui existe, à l'Éternel enfin, que des prières inintelligibles. Nos prêtres, pour mieux nous dominer, avaient substitué au sentiment religieux que la nature a placé dans nos âmes, un amas monstrueux et ridicule de dogmes et de cérémonies avec lesquels ils effrayaient les âmes faibles, et captivaient l'attention des ignorants et des imbéciles ; il était temps enfin de démasquer tous ces charlatans, de mettre le peuple dans la confidence de tous les tours de gibecière de ces jongleurs, de ces hypocrites qui, au nom d'un Dieu qu'ils avaient affublé de tous les vices, s'engraissaient aux dépens de ceux qui avaient la simplicité de leur donner quelque confiance. Oh ! oui, sans doute, ils prêtaient à l'Être suprême tous les vices dont ils étaient gangrenés. Ils nous le représentaient comme exigeant, jaloux, colère et vindicatif, tandis que Dieu ne se manifeste à nous que par des bienfaits : nous étions toujours craintifs et tremblants, tandis que, par tous les biens qu'il nous prodigue, il nous annonce que confiance, amour et reconnaissance sont les seuls sentiments qu'il se plaît à nous inspirer ; ils savaient bien, les cruels, que l'homme, en ne consultant que son cœur, tomberait difficilement dans leurs piéges. Aussi, pour mieux fasciner les yeux, eurent-ils l'adresse de mettre en avant une mystérieuse révélation qui, en étonnant et éblouissant les esprits simples par le merveilleux, les faisait tomber dans leur dépendance. Quel était le grand et dernier argument de nos prêtres lorsqu'un homme sans préjugés combattait leur ergotage par les lumières de la raison et de la philosophie ? Le voici : Vous ne croyez donc pas que Dieu ait parlé ; vous ne croyez donc pas à la révélation ? — Non, répondait cet homme, si vous entendez par là le roman indigeste enfanté par quatre intrigants assez maladroits, recueilli par quelques sots et autant de cervelles mal organisées, et transmis d'âge en âge par des ministres alternativement rusés et cruels, suivant l'occurrence ; mais, si vous entendez par révélation, par communication intime entre l'homme et la Divinité, le spectacle imposant de la nature ; si vous me dites que Dieu, en ne mettant pas de bornes à ses bienfaits, a indiqué à l'homme qu'il ne doit pas en mettre à sa reconnaissance ; si vous me dites que par l'ordre constant et immuable, par le mouvement régulier qu'il a communiqué à tous les éléments qui composent le grand tout et le maintient dans un équilibre parfait, l'Éternel a voulu faire sentir à l'homme que le bonheur de la vie dépend de la régularité dans ses mœurs, de l'accord perpétuel de ses facultés avec ce qui est bien ; si par la combinaison précise et la surveillance non interrompue qu'il exerce sur tous les ressorts qui animent la machine de l'univers, l'Être suprême a semblé dire à l'homme : Surveille les passions que je t'ai données ; fais-en un usage proportionné aux organes dont je t'ai doué ; alors, dans une extase sentimentale et religieuse, je m'écrierai : O toi ! Être des êtres, moteur de, tout ce qui existe et se reproduit ; toi qui manifestes ta grandeur et ta bonté dans tous tes ouvrages ; toi qui ne te lasses jamais de me combler de bienfaits, tu es trop immense pour que je puisse concevoir l'orgueilleux dessein de t'honorer d'une manière vraiment digne de toi ; t'admirer et te chérir, voilà mon culte. Oh ! mes concitoyens, recueillons-nous ; pénétrons-nous bien de nos obligations envers l'Éternel, et, du plus profond de nos cœurs, offrons-lui l'hommage de notre reconnaissance et de notre admiration. »

Quel pathos ! Roberge était un homme de plaisir et de mœurs plus que faciles ; il excellait à jouer la comédie de salon : que ne bornait-il là ses talents !

Son discours fut suivi d'un hymne. Les pères et les mères chantaient la première strophe ; les jeunes garçons et les jeunes filles, la seconde, et tous ensemble reprenaient la troisième en chœur. On passa ensuite à la prestation de serment, formalité inévitable, complément obligé de toutes les fêtes républicaines. Combien de serments qui n'ont aucunement retenu ceux qui les avaient prêtés ! La seconde république avait sagement réformé cet abus ; depuis, on y est retombé : s'en trouvera-t-on mieux ? Les fonctionnaires furent, comme toujours, les premiers à donner l'exemple ; ils s'avancèrent, et, levant la main, jurèrent sur l'autel de l'Être suprême de veiller au salut de la patrie ; les pères et les mères s'engagèrent à ne donner à leurs enfants que des exemples de vertu et de patriotisme ; les jeunes garçons et les jeunes filles, à marcher sur les traces de leurs parents dans les voies de la vertu et du civisme. Une décharge d'artillerie précéda le serment général. Le président du directoire, s'adressant alors à la foule, lui fit jurer fidélité à la liberté, à l'égalité et à la fraternité. Les assistants répétèrent : Nous le jurons ! puis, citoyens et citoyennes s'embrassèrent, et un chœur sur l'union fraternelle termina la cérémonie. Les danses commencèrent, et se prolongèrent jusqu'au jour.

La victoire de Fleurus, remportée le 24 juin 1794, causa une allégresse universelle. La nouvelle en avait été envoyée par M. Louvet, notre député, à la convention. Le 1er juillet, hommes et femmes, ayant des branches de chêne à la main et des fleurs dans les cheveux, se réunirent sur la Place, et se rendirent à cinq heures de l'après-midi, avec toutes les autorités, au temple de l'Être suprême, où l'on donna lecture du bulletin de cette glorieuse journée, au milieu des acclamations de joie ; l'on chanta ensuite un hymne en l'honneur de notre brave armée ; de là, la foule se porta à la montagne, devenue le lieu habituel des réjouissances publiques ; on y fit entendre également des hymnes analogues à la circonstance, et on se donna l'accolade fraternelle, aux cris redoublés de Vivent la Montagne, nos braves députés, généraux et frères d'armes ! Les danses se continuèrent fort avant dans la nuit ; c'était réellement une fête patriotique.

Ce fut encore à la montagne que l'on célébra, le 14 juillet, l'anniversaire de la prise de la Bastille. Le président du directoire y prononça un discours qui était, dans son genre, le digne pendant de celui qu'il avait fait entendre le jour de la fête de l'Être suprême ; en parlant de Louis XVI, la plus grand victime de notre histoire, cet histrion de Roberge disait : Le monstre appelé roi.

Le joug de fer que Robespierre faisait peser sur la France ayant été brisé, la nation si longtemps asservie put enfin respirer : les portes des prisons s'ouvrirent devant les malheureuses victimes de la Terreur. Des adresses de félicitations furent envoyées de toutes parts à la convention ; les autorités et la Société populaire de Montdidier lui firent passer la suivante :

« Citoyens représentants,

Catilina voulut opprimer son pays, il fut puni ; mais sa chute ne fit que retarder de quelques instants celle de la liberté, et, après avoir longtemps nagé dans le sang de ses concitoyens, Rome fut asservie pour toujours.

Cromwell conduisit un tyran à l'échafaud, mais c'était pour régner à sa place ; il régna en effet sous le nom hypocrite de protecteur, et, après près d'un siècle de guerre, de proscription et de carnage, l'Angleterre a reconnu et reconnaît encore un despote. La république française est bien plus heureuse : elle a vu aussi des Cromwell, des Catilina, s'élever dans son sein, mais les monstres ont été frappés du glaive de la loi ; nous n'avons eu a gémir sur la mort d'aucun patriote, la liberté a triomphé, et son triomphe sera éternel. Grâces immortelles vous soient rendues, citoyens représentants : c’est a vous, c est a votre fermeté, à votre courage, que nous devons ce grand bienfait ; entendez, entendez les acclamations d'un peuple que vous avez sauvé et qui vous doit son bonheur, car il n'en est pas sans la liberté.

Ils ne seront point oubliés, ces généreux Parisiens qui ont partagé les dangers imminents et l'intrépidité héroïque de nos représentants : le tribut de notre reconnaissance leur est dû.

Ils ne seront point oubliés non plus, ces jeunes éléves de Mars ; la patrie, dont ils sont l'espérance, les contemple et sourit à leur courage naissant, et à l'énergie républicaine avec laquelle ils ont repoussé les efforts que les monstres avaient faits pour les séduire.

« Quant à vous, citoyens représentants, la secousse que vous venez de ressentir nous a montré combien vous êtes fermes à votre poste ; restez‑y, veillez toujours sur le dépôt sacré qui vous est confié ; vous avez placé le niveau sur nos têtes, nous le plaçons sur les vôtres. Distinguer un homme, c'est l'avertir qu'il peut se mettre au-dessus des autres, c'est se rendre complice de son injuste ambition et mériter d'en devenir victime : nous n'envisageons que la convention ; c'est avec elle seule que nous jurons de rester unis, de vivre libres, ou de nous ensevelir sous les ruines de la liberté.

Salut et fraternité. »

Ce n'est pas sans étonnement que l'on voit les membres de la Société populaire adhérer des premiers à cette manifestation contre un tyran dont les actes avaient obtenu leur assentiment ; mais Robespierre n'était plus, un nouveau pouvoir apparaissait à l'horizon : en faut-il davantage pour expliquer cette rapide évolution ?

*
 

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