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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XV - Section V

par Victor de Beauvillé

Section V

Révolution de juillet

Fêtes politiques

Inauguration du buste de Louis-Philippe

Distribution des drapeaux à la garde nationale

Cherté du blé

 

La révolution de Juillet ne produisit en apparence aucun changement notable, mais au fond elle opéra un revirement complet dans les idées. Le remplacement de plusieurs fonctionnaires fut, à Montdidier, la seule chose qui signala l'avènement au trône de la famille d'Orléans. C'est le résultat inévitable des révolutions : au reste, on ne les provoque, en général, que pour obtenir des places et conquérir une position. On ferait plus pour le repos et la tranquillité du pays en réduisant de moitié le nombre et le traitement des fonctionnaires qu'en votant une multitude de lois qui se heurtent, se confondent et n'aboutissent à rien. Veut-on couper court aux bouleversements politiques ? Qu'on supprime le motif qui fait agir les agitateurs. Dès l'instant qu'il n'y aura ni profit ni avantage à retirer d'une révolution, on cessera d'en désirer et d'en faire.

Le 30 août 1830, M. Labordère, premier adjoint, donna lecture à l’hôtel de ville, en présence des autorités, du procès-verbal de la séance de la Chambre des pairs et de la Chambre des députés du 9 août, et de la proclamation adressée le 15 du même mois par le roi au peuple français. Nous passons sous silence les discours qui furent prononcés à cette occasion ; ce sont des lieux communs à l'usage de tous les changements de gouvernement. Les flatteurs n'ont jamais manqué au pouvoir. Celui qui, le 29 juillet, protestait d'une fidélité inviolable aux Bourbons, s'était, après leur chute, retourné promptement du côté du plus fort, et célébrait les bienfaits réparateurs d'un gouvernement libre, qui étendent déjà sur toutes les communes de France leurs salutaires influences.... et les habitants qui se pressent autour d'un trône qui repose inébranlable à l'ombre des lois et de la puissance publique.

La lecture du procès-verbal des Chambres terminée, les autorités, précédées du drapeau tricolore, se transportèrent sur le perron de l'hôtel de ville et sur les principales places publiques, où M. Labordère lut la proclamation.

La dynastie de Juillet tombée, l'homme qui avait déclaré le trône inébranlable salua la venue de la République, et applaudit à la prévoyante fermeté qui, sur les ruines du trône de 1830, a proclamé l'impossibilité des rois et planté le drapeau de la république !

Dans l'adversité, les rois sont plus à plaindre que les autres hommes : à peine déchus, ils se trouvent isolés, et, si on ne les insulte pas, on se hâte de les renier ; on déplore hautement leurs fautes et leurs excès. Quels ménagements aurait-on à garder envers eux ? on n'a plus rien à en espérer : admirateurs de toutes les causes triomphantes, les fonctionnaires n'ont en vue que leurs places : le vaincu tombe, ils le répudient ; le vainqueur paraît, ils l'encensent. La fortune vient-elle à abandonner les princes, aussitôt un vide immense se fait autour d'eux, et ceux qu'au temps de leur puissance ils avaient comblés de faveurs sont les premiers à s'éloigner. Quelle idée méprisable du cœur humain ont dû emporter dans l'exil les souverains qui depuis quarante ans ont régné sur la France, et qui, après avoir été entourés, aux jours de leur prospérité, d'une foule de courtisans, n'ont rencontré dans le malheur que la solitude et le silence ! Épictète a bien raison quand il compare la fortune à une fille de condition qui s'abandonne à des valets.

L'avénement de Louis-Philippe donna lieu, le 12 septembre à des réjouissances publiques ; il y eut une revue de la garde nationale que l'on avait réorganisée précipitamment, tir à l'arc, partie de paume, illumination et autres divertissements usités en pareille circonstance. L'affiche portait que les fêtes seraient annoncées par des salves d'artillerie. C'était un bruyant mensonge, une promesse que l'on ne pouvait tenir, enfin un véritable programme d'hôtel de ville. Il y a longtemps qu'il n'existe plus d'artillerie à Montdidier, ce qui n'empêche pas cette phrase ronflante de se reproduire de temps à autre dans les proclamations municipales.

Le 17 septembre, une députation de la garde nationale, composée de onze personnes, se rendit à Paris. Présentée par M. Rouillé de Fontaine, député de l'arrondissement, elle lut au roi une adresse de félicitation qui produisit, dit le Courrier français, une vive impression sur le roi et la famille royale. Les délégués furent ensuite reçus par le général la Fayette. M. Baudelocque, qui avait donné lecture de l'adresse, porta encore la parole, et fit son compliment au général. Le patriarche de la liberté répondit dans les termes les plus flatteurs pour la garde nationale du royaume, et il donna l'accolade au commandant et à l'orateur de la députation.

Le 25 septembre eurent lieu l'installation de M. Ballin en qualité de maire, et la remise du drapeau à la garde nationale. Après les discours de rigueur, le nouveau maire, accompagné des autorités civiles et militaires, se rendit sur la Place. Le drapeau offert par la ville fût déployé ; les tambours battirent aux champs, la musique exécuta des airs patriotiques. Le maire, environné des officiers, s'avança vers la troupe, et fit reconnaître le chef de bataillon ; qui, à son tour, reçut le serment des officiers. « Puis, » dit la Feuille d'affiches de l'arrondissement « les sous-officiers, caporaux, grenadiers, chasseurs et pompiers ont prêté serment collectivement par acclamation unanime, fusils élevés et shakos au bout des baïonnettes, aux cris mille fois répétés de Vive le roi ! Vive la charte ! Vive la liberté ! M. le maire, en remettant le drapeau, a prononcé une allocution vive et chaleureuse ; M. le commandant y a répondu avec la même énergie et une chaleur sympathique.

Les cris de Vive le roi ! Vive la charte ! Vive la liberté ! Vive le maire ! Vive le commandant ! ont éclaté au milieu des transports et des applaudissements prolongés de toute la ville réunie sur la place. Les tambours, la musique, se sont successivement unis à toutes ces démonstrations de l'allégresse publique.

M. Beaucourt, élève de l'école royale de M. Choron, a chanté les couplets de Béranger le Vieux Drapeau. Le commandant a présenté le drapeau à mademoiselle Élisa Ballin, et l'a invitée, au nom de la garde nationale, à y attacher la cravate. Le drapeau, enrichi de cette décoration brillante, a pris sa place au centre du bataillon. L'enthousiasme était à son comble. »

M. Baudelocque, sous-lieutenant de la garde nationale, auteur de l'adresse présentée au roi, lut, sur l'invitation du commandant, l'article du Courrier français qui faisait mention de cette adresse, de la réponse de Louis-Philippe, et du compliment adressé à la Fayette. Cette lecture du journal faite en plein vent, au milieu d'une revue, n'était pas la particularité la moins curieuse de la fête ; elle fut, comme de raison, accueillie par les acclamations redoublées de Vive le roi ! Vive le général la Fayette ! Vive la charte ! Le sous-préfet, M. de Montoviller, « s'étant avancé sur le front de la ligne de bataille, prononça un discours accueilli par un tonnerre d'applaudissements, et mille cris répétèrent Vive le roi ! Vive la France ! » Si l'on en croit le journal, jamais on n'aurait autant crié à Montdidier. M. Beaucourt, placé sur le perron de l'hôtel de ville, a chanté la Parisienne. Cet air patriotique a excité le plus vif enthousiasme. Ce temps-là est bien loin de nous. La fête se termina comme tant d'autres du même genre : après tous ces discours, toutes ces contorsions militaires, tout ce fracas de cymbales et de grosse caisse, les gardes nationaux ont été reconduire M. le sous-préfet et M. le maire, tambours et musique en tête :

La montagne en travail enfante une souris.

Cette fête du 25 septembre fut la première que l'on célébra après la révolution de Juillet. Toute la ville était sur pied. En France, on aime le bruit, le mouvement, et les cérémonies militaires ont toujours le don d'émouvoir la fibre nationale. Peu importe au peuple la forme de son gouvernement, il lui faut des manifestations extérieures ; l'appareil de la force impressionne vivement son esprit. Les démonstrations qui saluaient l'avénement de Louis-Philippe avaient eu lieu également sous Charles X ; elles furent aussi de mise sous la République : à quel résultat ont-elles abouti ? L'homme change, mais le programme de la fête est invariable : autre idole, même ovation.

Dans cette solennité du 25 septembre, on abusa étrangement de la parole. A toutes les époques révolutionnaires, les Français ont montré une passion déplorable pour les discours : un jour de revue, sous le harnais du garde national, être condamné à en entendre huit, c'était trop, beaucoup trop. Ces allocutions, qui ont coûté tant de peines à leurs auteurs, sont aujourd'hui complétement ignorées, et c'est dans le recueil d'une Feuille d'affiches que l'historien est réduit à les chercher. Lorsqu'on envisage les choses à vingt ans d'intervalle, comme elles paraissent tout autres ! comme le fatras oratoire de 1830 semble suranné ! Rien ne vieillit aussi vite que les harangues politiques.

Cette revue et un banquet offert, le 19 octobre, par la garde nationale à M. Rouillé de Fontaine, un des 221 députés dont l'aveugle opposition précipita le pays dans l'abîme d'où il n'a pu sortir, furent les seules fêtes qui signalèrent le changement de dynastie. Le jour du banquet, dont le prix était fixé à 6 fr. par tête, « les gardes nationaux, précédés des autorités, tambours et musique en tête, se dirigèrent au-devant de M. Rouillé. Ils le rencontrèrent à un quart de lieue de la ville et l'accueillirent aux cris mille fois répétés de Vive le roi ! Vive notre député ! La musique jouait l'air : Où peut-on être mieux ? Une cavalcade formée de jeunes écuyers de Montdidier composait l'escorte du député. Il descendit de voiture, et, accompagné des autorités, continua à pied le chemin qui restait à faire pour entrer en ville. Les deux côtés de la route étaient occupés par la population entière, accourue pour jouir de ce ravissant spectacle. A cinq heures d'après-midi, tous les souscripteurs au banquet, au nombre d'environ cent vingt, se réunirent dans la salle des Pas-Perdus du palais de justice, qui avait été décorée avec goût. »

Mais, ô déception ! au moment où nous nous attendions à lire la description de la salle du festin, à savourer les surprises gastronomiques qui captivèrent l'appétit des convives, notre narrateur s'arrête brusquement à l'endroit le plus intéressant. Nous n'entrerons pas, dit-il, dans les détails de cette fête vraiment patriotique. C'était bien la peine de nous faire venir l'eau à la bouche ! La phrase qui suit donne heureusement à penser que le menu était digne en tout point de la réputation dont jouissent les dîners montdidériens, et que l'estomac des convives n'eut point à souffrir d'un horrible guet-apens. Le ravissement était à son comble, et la joie la plus pure se peignait sur toutes les physionomies.

Différents toasts furent portés par le maire, le sous-préfet, le député, le président du tribunal, le commandant de la garde nationale et le premier adjoint ; ils n'ont rien qui doive faire regretter de ne les point trouver insérés dans cet ouvrage ; entre chaque toast la musique exécutait des symphonies. Un rimeur qui n'avait point reçu du ciel l'influence secrète profita de l'occasion pour se donner carrière et attenter traîtreusement aux oreilles ; nous laisserons encore parler le narrateur de la fête : « M. Gaudissart, adjudant sous-officier, a chanté plusieurs couplets ; trois entre autres, de sa composition, ont été couverts d'applaudissements, les deux derniers surtout ont excité un mouvement d'enthousiasme impossible à décrire. A la sollicitation des convives, il les a répétés. Nous avons été assez heureux, » dit avec un sérieux imperturbable l'auteur de l'article, « pour nous procurer ces couplets ; nous les offrons ici à nos lecteurs. »

Nous ferons comme lui, nous bornant toutefois à ne citer que le premier couplet de cette étrange production :

Du haut des cieux le coq s'est fait entendre ;
Écho redit son chant de liberté :
D'un vol rapide, ô France ! il vient t'apprendre
Qu'enfin ta charte est une vérité.
Salut au coq ! en ce beau jour de fête ;
Salut au roi ! vivent nos trois couleurs,
Vive la France et son vieux la Fayette !
Il nous sauva….. Couronnons-le de fleurs.

Juste ciel, quelle poésie !

Une bonne œuvre termina le banquet ; une quête au profit des pauvres rapporta 243 fr. : c'était la seule absolution possible à de pareils méfaits.

Une souscription ouverte à Montdidier et dans les environs en faveur des victimes de Juillet produisit 2,200 francs.

Le 26 décembre 1830, on inaugura le buste du roi dans la salle de la mairie, en présence des autorités, des membres du conseil municipal et de quelques autres personnes. Après le discours du maire, le buste fut exposé sur le balcon de l'hôtel de ville aux regards de la foule, et la garde nationale défila devant lui. Le soir il y eut une distribution de pain, de bois et de chaussures aux indigents : c'est là le beau côté des fêtes politiques, ce qui peut faire pardonner l'enthousiasme factice et les acclamations de contrebande.

Qu'est devenu ce buste de Louis-Philippe ? Il est allé rejoindre ceux de ses prédécesseurs. Pour un observateur attentif, le garde-meuble d'un hôtel de ville est un endroit fécond en utiles enseignements ; c'est, dans quelques mètres carrés, le résumé le plus fidèle, le plus éloquent de l'histoire de notre pays depuis un demi-siècle. A côté de drapeaux et de transparents troués, de sabres rouillés, de fusils démontés, de cartons, de réverbères, de tambours, de lampions, enfin de tout l'attirail municipal, se trouvent rangées parallèlement les effigies des souverains qui depuis cinquante ans ont présidé aux destinées de la France. Napoléon, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe, sont là, alignés symétriquement, les uns près des autres, sur les tablettes d'une armoire obscure, recouverts, pour l'éternité, d'une épaisse couche de poussière. Ces hommes, représentants des principes les plus opposés, et que des haines profondes divisaient, sont maintenant rapprochés, réunis, confondus pour toujours dans une même infortune. La vue de ces bustes, tour à tour objets de l'adulation et de la haine publique, successivement encensés et renversés de leur piédestal, fait naître de salutaires réflexions : on ne peut s'empêcher de faire un retour sur soi-même, et de trouver qu'il n'est position si modeste qui ne vaille infiniment mieux que celle d'un prince.

A la suite de la révolution, la garde nationale avait été réorganisée, non sans qu'il en résultât d'assez fortes dépenses pour la ville. Le 1er mai 1831, on lui fit la remise du drapeau envoyé par le roi, et l'on passa une revue à laquelle assistèrent un grand nombre de gardes nationaux des communes rurales. Plus de deux mille quatre cents hommes étaient rangés sur trois lignes de profondeur, depuis la Croix-Bleue jusqu'à la porte de Paris. Le sous-préfet présenta le drapeau à la garde nationale, en lui rappelant les devoirs que ce dépôt lui imposait ; le commandant, ancien officier décoré sur le champ de bataille d'Eylau, le reçut des mains du sous-préfet, et, dans quelques paroles prononcées avec énergie, prit, au nom de ses camarades, l'engagement de le défendre.

En 1830, plusieurs officiers de l'Empire s'occupèrent de l'organisation de notre milice civique ; leur autorité, fortifiée par l'expérience et par la considération qui s'attache à d'honorables services, était universellement respectée. Ces vétérans de nos grandes armées ont disparu, laissant après eux un vide qu'il a été impossible de remplir. La garde nationale de Montdidier est peut-être la seule qui, par une exception infiniment regrettable, ne compte dans ses cadres aucun militaire avant porté l'épaulette dans les rangs de l'année ; aussi les chefs ne peuvent-ils exercer sur leurs concitoyens le légitime ascendant que donnent l'habitude du commandement et le souvenir d'une vie consacrée à la défense de la patrie. Le goût des armes est peu développé dans le pays ; les jeunes gens préfèrent les occupations sédentaires aux hasards de la vie des camps ; le bureau de l'enregistrement, l'étude du notaire ou la sacoche du percepteur ont pour eux plus d'attraits que la cuirasse et le mousquet. Je ne vois en ce moment aucun Montdidérien occupant une position éminente dans la hiérarchie militaire. Notre pays fournit d'excellents soldats, mais peu d'officiers ; sous l'Empire plusieurs de nos compatriotes, après avoir servi bravement, se retirèrent dans leurs foyers sans avoir pu parvenir aux grades supérieurs.

L'anniversaire de la révolution de Juillet fut célébré par des réjouissances publiques : il y eut au jardin de l'Arc un banquet par souscription de cent couverts, terminé par des toasts et des couplets de M. Galoppe ; un bal à la salle des Pas-Perdus réunit un public nombreux.

Les révolutions n'enrichissent point un pays ; elles ne servent qu'à quelques individus qui se ruent avec avidité sur les places, et profitent de la déroute générale pour faire leurs affaires. La prospérité dont on jouissait sous la Restauration fut brusquement interrompue par l'insurrection de Juillet ; le commerce fut arrêté, l'industrie paralysée. Le gouvernement, voulant occuper les ouvriers sans travail, vota plusieurs millions pour l'exécution des travaux publics ; les départements s'imposèrent dans le même but, et les villes imitèrent cet exemple. Le budget communal ne permettant pas de faire de grands sacrifices, la charité privée vint au secours de la caisse municipale : une souscription en faveur des indigents s'éleva au chiffre de 3,984 fr. ; cette somme suffit pour les occuper pendant l'hiver de 1831 à 1832, et l'on n'eut aucun trouble à réprimer.

Le 15 avril 1832, jour des Rameaux, on fit une procession solennelle en l'honneur des saints Lugle et Luglien, pour obtenir d'être préservé du choléra. La garde nationale formait la haie ; le maire, les adjoints, le conseil municipal et l'état-major suivaient les reliques ; dix paroisses des environs étaient venues se joindre à la procession, et mêlaient leurs bannières à celles de nos patrons ; Montdidier fut alors, comme plus tard, garanti du fléau. Il est digne de remarque que cette ville, où la peste fit autrefois de si violents ravages, a été depuis deux siècles exempte de toute maladie contagieuse.

Un incendie survenu dans la nuit du 2 au 3 mars 1839 détruisit presque entièrement la partie de la rue du Faubourg de Paris, qui se trouve après la ruelle de l'Abreuvoir ; quinze maisons et leurs dépendances devinrent la proie des flammes ; une femme périt dans le feu : ces maisons étaient pour la plupart couvertes de chaume, et leur aspect misérable affligeait les regards.

Celles qui se sont élevées sur leur emplacement ont embelli le quartier. Une quête abondante servit à donner les premiers secours à des malheureux privés de tout asile.

L'hiver de 1845 à 1846 fut d'une douceur extraordinaire, il n'y eut ni glace ni neige ; au mois de janvier on jouissait d'une véritable température de printemps : les portes des habitations étaient ouvertes, et chacun travaillait à sa fenêtre comme au mois de mai ; le 15 janvier, il y avait de gros boutons aux arbres et des fleurs dans les jardins. Cette précocité, et la chaleur excessive qu'il fit cette année, nuisirent aux grains et exercèrent une influence fâcheuse sur la récolte. On commença la moisson dans les premiers jours de juillet, et à la fin du mois il n'y avait plus un épi dans les champs. Le blé rendit très-peu de farine, son prix augmenta, la spéculation ne resta pas oisive, les esprits s'effrayèrent, et une hausse considérable se manifesta sur les marchés.

La cherté extrême des céréales occasionna, en 1847, de sanglants désordres sur différents points du royaume, notamment dans le département de l'Indre ; notre pays n'eut pas à rougir de ces excès. L'hectolitre de blé, qui valait 24 fr. au mois d'août 1846, se vendait 30 fr. au mois de décembre, 4o fr. au mois de mars suivant, et, dans le mois d'avril, il monta jusqu'à 47 fr. 50 centimes. Ce fut le cours le plus élevé ; il baissa ensuite graduellement, et, au mois d'octobre 1847, l'hectolitre redescendit à 20 francs. Les autres céréales avaient subi une hausse analogue ; l'orge se vendit 25 fr., et l'avoine de 11 à 12 fr. l'hectolitre. Pour la première fois, le 6 mars 1847, on exposa des blés étrangers en vente sur le marché : dans une des contrées les plus fertiles en grains qu'il y ait, non-seulement en France, mais l'on peut dire en Europe, il fallut avoir recours, pour l'approvisionnement, à la production extérieure. Des blés importés d'Angleterre vinrent faire concurrence sur la place de Montdidier à ceux du Santerre, et, malgré les frais de transport, les droits de douane, les nombreux changements de mains auxquels ils étaient assujettis, ces blés étaient vendus moins cher que ceux du pays, et livrés au consommateur à raison de 39 fr. l'hectolitre. La récolte était suffisante pour les besoins de la population ; mais la peur ne raisonne pas : des gens bornés s'imaginèrent qu'ils allaient mourir de faim ; ils achetèrent à tout prix, provoquant eux-mêmes la hausse qu'ils appréhendaient.

L'autorité avait pris les mesures nécessaires pour empêcher l'effervescence des esprits : le samedi, la garde nationale était de service à l'hôtel de ville, et les brigades de gendarmerie de l'arrondissement envoyaient des hommes pour renforcer celle de Montdidier. Ces précautions, et plus encore le soin que l'on eut de venir en aide à la classe indigente, prévinrent toute espèce de tumulte. Le conseil municipal vota une somme de 1,600 fr. pour l'exécution de travaux de charité ; l'hospice fit don d'une somme de 10,000 fr., et une quête à domicile, faite avec zèle au mois de novembre 1846, par M. l'abbé Bosquillon de Jenlis et M. Alexandre Bernard, greffier du tribunal, produisit la somme de 6,200 francs. On fit aux indigents des distributions de pain, de viande, de soupe et de vêtements ; cette année 1847, si pénible à passer pour tant de gens, fut pour les pauvres de Montdidier une année d'abondance ; aussi beaucoup d'entre eux ne dissimulaient pas leurs sentiments, et regrettaient hautement qu'il n'en fût pas toujours de même.

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