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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XVI - Section III

par Victor de Beauvillé

Section III

Élections municipales

Manifestation populaire

Lecture de la constitution

Rétablissement de la foire de mai

Choléra

 

Les élections pour le renouvellement des membres du conseil municipal eurent lieu le 30 juillet ; c'était la seconde fois que le suffrage universel était mis en application. Les nominations furent vivement disputées, le scrutin dura deux jours. La ville était inondée de listes électorales ; chaque parti apporta un empressement extrême à faire triompher ses candidats. On votait à trois endroits différents : à l'hôtel de ville, au palais de justice, et au jeu de courte paume. Il est à souhaiter que les élections ne se reproduisent pas trop fréquemment, car elles ne servent qu'à réveiller les haines et à jeter la division dans les esprits.

Par une choquante restriction, l'Assemblée constituante, en décrétant que les maires et les adjoints seraient nommés par le suffrage universel, avait créé immédiatement une exception pour les communes dont la population excéderait six mille âmes, et pour les villes qui seraient chef-lieu de département ou d'arrondissement. Dans ces diverses localités, les officiers municipaux devaient être choisis directement par le pouvoir. Singulière anomalie ! l'habitant des campagnes pouvait élire ses premiers magistrats en toute liberté, tandis que celui des villes était complétement déshérité de ce droit, et maintenu, sous ce rapport, dans une espèce de tutelle. La prérogative que l'on accordait au plus modeste village, on la refusait à la cité riche et populeuse, là où l'on pouvait raisonnablement supposer plus de discernement et d'instruction, et espérer des choix plus réfléchis. Cette distinction est pour le moins étrange, et nous ne pouvons y voir qu'un sentiment de crainte et de défiance de la part du législateur vis-à-vis de la portion la plus intelligente de la nation.

Une agitation assez vive, occasionnée par l'annonce d'un projet d'octroi qui devait être soumis au conseil municipal, se manifesta dans la soirée du 9 octobre 1848 : cette proposition souleva une répulsion presque universelle ; désavouée par ses auteurs, elle succomba promptement sous les huées du peuple. Il y eut quelques coups de poing donnés, quelques habits endommagés. Un rassemblement de trois à quatre cents personnes, qui s'était formé sur la Place, ne fut totalement dispersé qu'à onze heures du soir ; le poste de la garde nationale avait fait cause commune avec les tapageurs. Les journaux de Paris nous firent l'honneur de parler de cette manifestation populaire, qu'ils élevèrent au rang d'émeute.

L'Assemblée constituante, ayant péniblement terminé l'œuvre de la constitution, décida qu'il en serait fait une lecture publique dans toutes les communes de France, afin d'apprendre au peuple la nouvelle loi fondamentale du pays ; ce fut le 19 novembre que cette cérémonie s'accomplit à Montdidier. Une centaine de gardes nationaux étaient réunis sous les armes : à dix heures du matin, le maire, le second adjoint, deux conseillers municipaux, le sous-préfet et quelques employés inférieurs, dix personnes en tout, se rendirent à la place de la Croix-Bleue. Au-devant de la statue de Parmentier s'élevait, à i mètre au-dessus du sol, une grande estrade de planches mal unies ; aucune tenture, aucun lambeau de tapis ne dissimulait la grossièreté de la charpente. Sur cet amphithéâtre informe où l'on montait par six gradins, cent cinquante personnes auraient tenu à l'aise : à peine y comptait-on une trentaine d'individus, quelque peu honteux du rôle ridicule qu'on leur faisait jouer. La planche raboteuse qui servait d'appui était garnie de petits drapeaux usés, sans franges ni hampes, et fixés à une simple perche. Sur le premier plan on voyait une table carrée, semblable à celle des restaurateurs ; elle était recouverte d'une nappe qui descendait assez bas, et à laquelle on avait attaché deux drapeaux tricolores dont les couleurs contrastaient fortement avec la blancheur du linge ; sur la table étaient placés deux grands verres à pied, remplis l'un et l'autre d'une eau parfaitement limpide. La vue de l'estrade et de cette table si proprement mise, où il ne manquait que les gobelets et la muscade pour ressembler à l'exhibition d'un escamoteur, produisit un effet incroyable ; un fou rire s'empara des spectateurs, et, pendant la cérémonie, ce fut une suite continuelle de plaisanteries et de quolibets : jamais appareil plus burlesque n'avait été étalé en public.

Le détachement de la garde nationale ayant pris position, la musique exécuta l'air des Girondins. Le maire s'approcha ensuite de la table, ayant le second adjoint à sa gauche, et d'une voix rapide se mit à lire la constitution. Après les premiers articles, les conversations s'engagèrent parmi les assistants, et l'on n'entendit plus un seul mot. Arrivé à l'article 71, le maire passa le cahier à l'adjoint, qui acheva la lecture. Chacun attendait la fin avec impatience, les yeux fixés sur la table et les verres ; mais personne n'y toucha, le désappointement fut général. Le tableau que l'on avait sous les yeux ne saurait se rendre. Le maire, placé derrière la table, se hâtant de lire la constitution à l'adjoint grelottant à son côté, ressemblait au greffier qui notifie au criminel l'arrêt fatal ; à droite et à gauche se trouvaient les officiers de la garde nationale, que l'absence presque complète de leurs soldats laissait sans commandement. Dans le fond, le sous-préfet et quelques employés, enveloppés dans leurs manteaux, ou les mains enfoncées dans les poches de leurs paletots, appelaient de tous leurs vœux la fin de la lecture. Le tribunal assistait en robe à cette cérémonie, ce qu'il n'avait point fait lors de la plantation de l'arbre de la liberté. La présence des magistrats causa une impression pénible. On soufrerait de les voir à une parade aussi inconvenante ; ils sentaient eux-mêmes la fausseté de leur position, et étaient embarrassés de leur contenance. A notre avis, les corps judiciaires ne devraient jamais descendre dans la rue : la justice y perd du respect qui lui est dû ; ceux qui en sont les interprètes ne font que compromettre la dignité de leur caractère. Quand les gouvernements comprendront-ils qu'ils s'affaiblissent en amoindrissant les dépositaires de l'autorité ? En France, on en est arrivé à ce point, qu'il ne saurait y avoir de fêtes publiques sans que les fonctionnaires viennent y contribuer de leur personne et se donner en spectacle à la multitude.

Les curieux étaient en petit nombre, il n'y avait pas plus de deux cents personnes sur la Place. La proclamation de la constitution fut tout à fait digne de la manière dont elle avait été bâclée, pour nous servir de l'expression énergique, mais malheureusement trop vraie, employée à l'Assemblée constituante par M. Deville, représentant des Hautes-Pyrénées. La lecture terminée, le maire, sur l'observation du sous-préfet, poussa le cri de Vive la république ! qu'il avait oublié. Quelques voix disséminées répondirent à la sienne : un groupe assez nombreux proféra le cri de Vive Napoléon ! dont l'élection avait eu lieu quelques jours auparavant, tandis qu'une femme s'évertuait à crier Vive Henri V ! Il y en avait pour tous les goûts. C'était l'image de la société : désordre et gâchis. La garde nationale défila devant l'estrade où étaient les autorités ; puis le cortége se rendit à Saint-Pierre, où l'on chanta un Te Deum ; la cérémonie dura environ trois quarts d'heure.

Que pensa Parmentier, qui avait l'air de présider à la fête, en entendant la lecture de cette constitution, destinée, disait-on, à durer des siècles ? Le sourire de l'incrédulité dut errer sur ses lèvres, car il savait à quoi s'en tenir, lui qui avait vu disparaître trois ou quatre constitutions : elles aussi avaient eu la prétention d'être impérissables. Au-devant de sa statue on avait placé un petit transparent de papier, qui lui allait à mi-corps ; on y lisait ces mots : Liberté, Égalité, Fraternité. Notre compatriote semblait très-gêné sous ce singulier accoutrement.

Le 1er janvier 1849, un Te Deum d'action de grâces fut chanté dans l'église Saint-Pierre, ce qui n'était pas l'usage à cette époque de l'année ; et, an grand étonnement des paroissiens, le curé leur annonça en chaire que c'était pour remercier Dieu des bienfaits dont il nous avait comblés en 1848. Les beaux-esprits ne manquèrent point de faire observer que c'était sans doute pour remercier Dieu d'avoir fait passer M. Sené de la cure de Poix à celle de Montdidier.

Le 24 février suivant, on célébra à Saint-Pierre, pour les victimes de la révolution de 1848, un service funèbre auquel les fonctionnaires seuls assistèrent. La garde nationale, que l'on avait convoquée, ne jugea pas à propos de s'y rendre, ou, pour dire la vérité, elle comparut par représentation : il y avait un sapeur, les tambours et la musique, dix-neuf officiers, seize sous-officiers et caporaux et douze garde nationaux. Le bon senspublic a depuis longtemps fait justice de ces fêtes nationales. Ce fut une des grandes fautes du gouvernement de Juillet d'avoir perpétué pendant dix-sept années le souvenir de son origine révolutionnaire ; les honneurs décernés à ceux qui avaient contribué au renversement de la monarchie devaient engager à imiter leur exemple et amener des résultats analogues. On ne pervertit pas le peuple impunément. Après avoir flatté ses passions, on est mal venu à lui prêcher l'ordre et la soumission aux lois ; la glorification de l'insurrection devait engendrer l'insurrection : issue des barricades de Juillet, la dynastie d'Orléans disparut derrière les barricades de Février.

Il y avait anciennement deux foires annuelles à Montdidier, l'une le mardi après la fête de la Vierge de septembre, l'autre au mois de mai : cette dernière était tombée depuis longtemps en désuétude. En 1849 on la rétablit, et il fut décidé qu'elle se tiendrait le second mardi de mai. Pour attirer les cultivateurs, on résolut de créer un marché aux moutons, qui dorénavant aurait lieu les jours de franc marché, et dont l'emplacement fut fixé sur la promenade basse du rempart. Les cultivateurs des environs étaient obligés jusqu'alors, pour acheter des moutons, de fréquenter les foires de Roye et de Chaulnes : il en résultait pour eux des déplacements toujours onéreux ; la nouvelle mesure constitue donc une utile amélioration. Les effets commencent à s'en faire sentir ; peu à peu les habitudes se prendront, et nous devons espérer que la ville entrera en possession d'un commerce dont elle a été privée jusqu'à présent. D'assez grands préparatifs avaient été faits pour donner un caractère de fête au rétablissement de cette foire. Le conseil municipal avait voté un crédit ; une souscription, ouverte dans le même but, produisit 1,600 francs. La compagnie de l'Arc profita de la circonstance pour rendre un prix général, mais le mauvais temps vint tout contrarier : divertissements, tir, illuminations, feu d'artifice, rien ne put réussir. Le début de la foire de mai fut extrêmement malheureux.

Au mois de mai 1849, il y avait encore soixante-dix ouvriers aux ateliers de charité. Dans le budget municipal de cette année figure une somme de 671 fr. pour les dépenses de la musique de la garde nationale : n'eût-on pas mieux fait, au lieu de gaspiller cet argent en pure perte, pour l'achat d'instruments dont la plupart n'ont point servi, de l'employer à secourir les indigents ? On peut voir dans le Propagateur picard du 30 mai 1849, un règlement qui ne fut jamais appliqué, concernant la garde nationale : c'est magnifique sur le papier, comme tout ce qui a trait à cette institution, et rien de plus. Au reste, il était impossible qu'il en fût autrement : les personnes qui étaient à la tête de notre bataillon, n'ayant jamais servi, ne connaissaient pas mieux la tactique militaire que ceux auxquels ils prétendaient l'enseigner. Les dépenses de la garde nationale s'élevèrent, en 1849, à 1,382 fr. 50 centimes. Qu'en est-il resté ? De 1848 à 1852, on sacrifia inutilement plusieurs milliers de francs pour ce service ; il n'était pas un bon citoyen qui ne gémît sur cette dilapidation.

La garde nationale n'a jamais été goûtée à Montdidier ; c'est une preuve de l'intelligence de la population et de l'excellent esprit qui l'anime : sous la première république, presqu'à son début, elle fut appréciée comme elle devait l'être, et c'était à qui s'en dispenserait. On lit dans le Registre de la permanence : « Le lundi, 10 juin 1793, le citoyen Cocquerel, commandant de la garde nationale de cette ville, est venu à quatre heures de relevée déposer son rapport à la municipalité, par lequel il appert que, hier dimanche neuf, le caporal de garde n'a point paru, non plus que six hommes ; que les caporaux de cinq compagnies ne se rendent plus à l'ordre, refusant le service, et que, par là, les citoyens ne sont pas commandés pour faire le leur ; que lui, commandant, après le rappel d'hier soir, il s'est présenté pour donner l'ordre et faire monter  la garde, et qu'il ne s'est trouvé ni officiers ni sergents, mais seulement le caporal avec deux fusiliers sur dix-huit ; qu'il résulte de cette insouciance pour le service que le poste a été levé, n'ayant personne pour le garder. Et pendant tout ce temps la tranquillité s'était maintenue par le bon esprit des citoyens de la ville et des faubourgs.

Signé :

Mesnard, Revel. »

On devrait profiter des enseignements de l'histoire. Presque toujours impuissante à contenir le désordre, combien de fois, depuis 1790, n'avons-nous pas vu la garde nationale prendre l'initiative des révolutions ou s'en faire la complice ? L'institution se soutient parce qu'elle flatte l'amour-propre des chefs, et la ruasse est victime de l'incapacité vaniteuse de quelques ambitieux qui autrement resteraient ensevelis dans l'oubli ? A Montdidier, une seconde brigade de cinq gendarmes rendrait incontestablement plus de service que tout le personnel réuni de la milice citoyenne.

La suette et le choléra firent, en 1849, de grands ravages dans les environs ; des villages entiers, particulièrement des cantons de Roye, de Saint-Just, de Montdidier et de Maignelay, furent atteints de la première de ces maladies, mais peu de personnes succombèrent. Le choléra s'étendait du côté d'Amiens ; il sévit avec force dans quelques communes des cantons de Moreuil et de Montdidier. Pour conjurer la présence du fléau, on fit une neuvaine aux patrons de la ville. Le 7 juin, à cinq heures du soir, la procession sortit de Saint-Pierre, se rendit au collége, traversa le faubourg d'Amiens, et alla à l'hôpital ; elle rentra en ville par la rue de Roye, la rue des Cuisiniers, et visita l'église du Saint-Sépulcre, où l'on fit une station. La procession gagna ensuite la route de Rouen à la Capelle, suivit la rue des Tanneries, parcourut les faubourgs Saint-Médard, Saint-Martin, de Becquerel, et ne rentra à Saint-Pierre qu'à huit heures un quart. Un recueillement profond régnait dans toutes les rues ; une foule compacte, composée uniquement d'habitants de la ville, suivait les reliques. Dans la crainte de l'épidémie, on n'avait point invité les habitants des communes voisines.

Montdidier fut préservé du choléra en 1849 comme en 1832 ; au mois de septembre, pendant la durée de la foire, il y eut seulement quatre cas. Toutefois le fléau ne frappa que des personnes étrangères à la ville, et qui avaient apporté du dehors le germe de la maladie. Au mois de décembre on signala quelques cas douteux dans les rues des Tanneries et de Saint-Médard ; mais, la contagion ayant à cette époque complétement cessé dans les environs, il serait singulier qu'elle se fût déclarée inopinément à Montdidier, où elle n'avait point paru quand elle était autour de nous dans sa période la plus meurtrière. Quelques dyssenteries offrant les symptômes du choléra firent croire à sa présence ; mais, dans le petit nombre de décès qu'on releva, rien ne dénotait le caractère véritable de cette maladie. Sa marche est inexplicable ; elle défie les investigations de la science et déroute les prévisions du médecin. Pendant près de dix jours, le choléra fit de nombreuses victimes au Hamel, et n'atteignit personne à Pierrepont ; puis il passa brusquement la rivière et emporta en quelques heures un individu qui demeurait à l'extrémité de cette commune vers Montdidier. Il mourut vingt-quatre habitants au Hamel ; dix-huit à Contoire ; trente-six à Pierrepont ; quinze à Boussicourt ; soixante-dix-neuf à Davenescourt : le fléau s'arrêta à cette commune, et Fignières, qui n'en est éloigné que d'une lieue, n'eut aucun cholérique. A Morisel, on compta soixante-six décès ; Moreuil, Ailly, Hangest, Méharicourt, ne furent point épargnés. Les communes du département qui eurent le plus à souffrir furent celles de Boves et d'Authie. Au delà de Montdidier, du côté de Compiègne et de Clermont, la maladie fut assez bénigne.

Le gouvernement décerna des médailles d'honneur aux personnes qui s'étaient signalées dans cette pénible circonstance ; MM. Ernest Lefebvre, médecin à Montdidier ; Lescardé, médecin à Roye, et une simple ouvrière en bas, de Méharicourt, Védastine Cotelle, femme Tricot, de la commune de Folies, furent l'objet de cette honorable distinction. Le clergé se montra dans cette occasion, comme dans toutes celles où il y a des infortunes à soulager, plein de courage et d'abnégation. A la première nouvelle de l'invasion du fléau, M. Masse, chapelain de l’hôpital de Montdidier, était allé aider dans sa difficile mission le curé de Pierrepont et de Contoire, et il ne revint que lorsqu'il ressentit lui-même les premières atteintes de la maladie ; M. Follet, curé du Sépulcre, avait été spontanément s'établir à Morisel, où l'épidémie sévissait avec une grande intensité.

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