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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XVI - Section IV

par Victor de Beauvillé

Section IV

Fête patriotique

Bénédiction de drapeaux

Banquet au Prieuré

Fin de la république

 

L'invasion de la suette et du choléra n'empêchèrent point les fêtes publiques. Il semble que plus on se trouve sous le coup d'un événement terrible, plus on éprouve le besoin d'en détourner la pensée : jamais on ne banqueta autant qu'en 1849 ; villes et villages, c'était à qui ferait assaut de patriotisme, le verre la main. Le 1er avril il y eut un banquet à Rollot, le 6 à Roye, le 20 mai à Breteuil. Il s'était organisé dans les gardes nationales des espèces de corps francs, des bandes de licheurs, comme on les appelait, qui allaient de ville en ville, de bourgade en bourgade, passer des revues, écouter des discours patriotiques, applaudir les toasts, et boire largement à la prospérité de la république. Les frais d'étape et de séjour de ces guérillas d'une nouvelle espèce étaient payés par les officiers qui les recrutaient, pour le plaisir de faire briller en différents endroits la blancheur virginale de leurs épaulettes. Montdidier ne pouvait rester en arrière de Rollot, de Roye et de Breteuil ; aussi, le 17 juin 1849, nous eûmes une distribution de drapeaux, la revue inévitable et le banquet patriotique. Mais notre fête l'emporta de beaucoup sur celles qui s'étaient données jusque là, Rollot et Roye furent entièrement éclipsés, et Breteuil, malgré la dimension prodigieuse de ses affiches, ne put soutenir la comparaison : nous justifiâmes en réjouissances publiques, en divertissements et en plaisirs, ce que de la Villette a dit, il y a deux siècles, en parlant de la supériorité de Montdidier sur Breteuil, que cette dernière localité n'était qu'un bourg, sine ullâ urbis dignitate.

A la porte de Paris se voyait un arc de triomphe de feuillage accompagné de deux petites redoutes en planches, garnies de meurtrières et de créneaux, avec des échauguettes de paille qui ressemblaient un peu à des ruches à miel ; des factionnaires de bonne volonté avaient été placés sur ces fortins en miniature : le tout avait l'air de joujoux, mais on s'en amusait, et c'était l'essentiel. A la porte de Roye et sur la route d'Amiens, en face de l'école des Frères, se dressaient également des arcs de verdure ; au-devant de l'hôtel de ville on avait disposé de plain-pied avec la salle du conseil un balcon supportant trois écussons sur lesquels était inscrit :

ordre, confiance, travail.

Au bas de la Place, vis-à-vis de la rue des Juifs, on avait construit un arc monumental de grande dimension ; il était formé de trois arcades séparées par d'élégants pilastres ; celle du milieu avait 6m,50 de haut sur 5 mètres de large, les deux autres avaient 4 mètres de hauteur sur 2m, 50 de largeur. Une grande plate-forme s'étendait au-dessus des trois arcades ; elle était élevée de 7m,50 au-dessus du sol, et avait 6m,30 de largeur sur 10 mètres de profondeur. On y arrivait par deux larges escaliers de trente-six marches, placés de chaque côté des arcades latérales et formant saillie sur la place. Au milieu et dans le fond de la plate-forme se trouvait un autel élégamment orné, adossé contre un cintre en bois de forme demi-circulaire. Cet énorme échafaudage avait en tout 22m,50 de hauteur et 20 mètres de largeur. Au-dessus de l'arcade principale, du côté de l'hôtel de ville, on lisait :

dieu protége la france.

Sur la partie opposée, vers la rue Parmentier, était écrit :

république française.

la garde nationale de la ville de montdidier.

Au-dessus de l'arcade du milieu :

à la ville de roye.

Au-dessus des arcades latérales :

à ses frères
de l’oise.
  à ses frères
de la somme.

Cet arc de triomphe était entouré de feuillage et de mousse, et pavoisé de drapeaux tricolores : son ensemble faisait honneur au goût du sieur Caron Lalonde, menuisier à Montdidier, qui l'avait exécuté avec autant de solidité que de promptitude.

Les dispositions de la fête étaient bien prises, les décorations bien entendues, mais le résultat laissa à désirer ; le programme, qui était magnifique, fut en défaut sur plusieurs points. L'empressement des gardes nationaux à se rendre à l'appel qui leur avait été adressé fut plus que tiède. On avait annoncé des représentants des légions de Paris, d'Amiens, d'Abbeville, de Beauvais, de Péronne, de Compiègne, etc. ; il n'en vint point. Tout se borna à des députations peu nombreuses de l'arrondissement de Montdidier, et à la présence de quelques faibles détachements de l'arrondissement de Clermont. Les gardes nationaux, après avoir été reçus à la porte de Paris par leurs frères d'armes de Montdidier, passaient sous l'arc de triomphe et étaient conduits au palais de justice, où on leur présentait les vins d'honneur. Le rendez-vous avait été indiqué pour sept heures da matin : ceux de Rollot, qui parurent les premiers, ne vinrent qu'à neuf heures et demie ; à deux heures de l'après-midi il arrivait encore des retardataires, enfin à trois heures, et lorsque l'ennui s'était emparé depuis longtemps des curieux, la cérémonie commença.

Les autorités prirent place au balcon de l'hôtel de ville ; les gardes nationaux formèrent la haie sur deux rangs, depuis la rue de la Borne-du-Lion jusqu'à l'arc élevé à l'extrémité de la rue des Juifs, laissant libre le milieu de la Place. Le curé de Saint-Pierre, accompagné de son clergé ; l'abbé Vicart, supérieur du collége ; le maire, le sous-préfet, MM. Randoing, de Fourment et Labordère, représentants du peuple, montèrent sur la plate-forme qui couronnait l'arc de triomphe. M. Sené, en étole et surplis, prit la parole, et adressa aux gardes nationaux rangés sous les armes un discours qui fut généralement approuvé. Le sous-préfet seul parla après lui. Les représentants eurent le bon esprit de garder le silence ; le maire les imita. Le conseil municipal, que l'on avait affecté de laisser en dehors lorsqu'il s'était agi d'organiser les préparatifs, se tint à l'écart ; depuis il eut la faiblesse de payer une partie des frais de la fête, à laquelle il était resté étranger. Les maires de la seconde république n'ont point hérité du talent oratoire de leurs prédécesseurs ; ce n'est pas M. Pucelle qui aurait manqué une si belle occasion de donner l'essor à sa verve. L'éloquence a singulièrement dégénéré parmi nous.

Après le discours du sous-préfet, le curé de Saint-Pierre bénit les drapeaux ; puis les maires des principales communes de l'arrondissement montèrent successivement sur la plate-forme, et allèrent recevoir celui qui leur était destiné. Cette distribution dura assez longtemps. On avait eu l'intention de célébrer une messe sur l'autel placé au-dessus de l'arc de triomphe, mais l'évêque d'Amiens s'y opposa, et il eut raison. Le clergé ne gagne rien à ces manifestations théâtrales. Les tréteaux sont faits pour les charlatans, et non pour les mystères de la religion. Toutes les fenêtres étaient garnies de spectateurs, il y en avait sur les toits et jusqu'au-dessus des cheminées ; cependant, sur la Place et dans les rues, la foule était moins nombreuse qu'on aurait pu le penser, on circulait librement ; c'est au plus s'il y avait mille gardes nationaux. Après la remise des drapeaux, la garde nationale se dirigea vers le Chemin-Vert, où elle fut passée en revue ; elle rentra en ville par le faubourg d'Amiens, la rue du Collége, la rue Saint-Pierre, traversa la Place, défila, musique en tête, tambours battants, sons l'arc de triomphe, et rompit les rangs dans la rue Parmentier.

Il était plus de six heures lorsqu'on se rendit au banquet disposé sur la promenade du Prieuré. Trois tables parallèles occupaient toute la longueur de la grande allée ; plus de six cents personnes purent y prendre place. A l'extrémité se trouvait une table un peu plus élevée, en forme de fer à cheval ; elle avait été préparée pour les principaux invités, qui eurent le tact de mettre en pratique la devise Égalité et de s'asseoir à la table commune. A l'entrée de l'allée, deux mâts, décorés de mousse et de drapeaux tricolores, supportaient deux écussons où étaient inscrits les noms de Roye et de Rollot ; ceux de Paris et d'Amiens se lisaient sur deux autres mâts semblables, placés au bout de la promenade. De distance en distance, on avait disposé entre les arbres des écussons sur lesquels étaient tracés avec des fleurs le nom des villes et des villages des environs de Montdidier : l'ensemble présentait un coup d'œil ravissant ; on n'eut aucun désordre à regretter ; tout se passa avec calme et modération. Après le banquet, qui fut servi d'une manière convenable, le sous-préfet porta un toast : Au président de la république, et le maire de Roye : A l'union des deux villes de Montdidier et Roye ; souhait désirable, dont il devait plus tard être le premier à combattre l'accomplissement.

Bien que l'on n'eût rien négligé pour donner de l'animation à cette fête, une froideur générale régna pendant toute sa durée ; il n'y eut ni élan ni entrain : le public était moins nombreux que l'année précédente, lors de l'inauguration du monument de Parmentier : on commençait à se lasser de ces banquets, de ces fraternisations, qui ne produisaient qu'une agitation inutile. On avait invité le président de la république, le général Changarnier, ainsi que les autres représentants de la Somme et le préfet : ils s'excusèrent sous différents prétextes, et leur absence fit échouer bien des petits calculs d'amour-propre. Les instigateurs du banquet auraient dû, avant de faire leurs invitations, se rappeler la fable de la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf. Avec le moindre sentiment des convenances, on aurait ajourné cette fête : ce n'était pas lorsque le sang coulait à Lyon, quand le choléra décimait les populations, qu'il fallait passer des revues et donner des banquets.

Le 18, il y eut au Chemin-Vert des jeux et des divertissements, illumination et feu d'artifice ; une foule nombreuse et brillante animait la promenade. Les frais de la fête et du banquet s'élevèrent à 4,000 francs, qui furent couverts en partie au moyen d'une souscription. Le prix du banquet était fixé à 5 fr., mais les trois quarts de ceux qui y prirent part n'avaient point souscrit ; c'étaient en grande partie des gardes nationaux de la campagne. Nous avons conservé, pour l'instruction de la postérité, le menu du festin ; nous tenons ces renseignements de l'artiste distingué qui en fut chargé, M. Chevrier. On s'enquiert aujourd'hui avec empressement des comptes de la panneterie du temps de Philippe de Valois, de Charles V et de François Ier : pourquoi ne rechercherait-on pas, dans l'avenir, les comptes d'un banquet patriotique ? Ils seront assurément beaucoup plus rares, et feront le désespoir des collectionneurs. (Pièce just. 61.) Deux lithographies représentant la distribution des drapeaux et le banquet ont été publiées chez M. Leroux, libraire à Montdidier ; l'exécution en est peu satisfaisante : elles pèchent par le défaut de perspective, et plus encore par le manque de ressemblance ; elles avaient été faites à la hâte avant la cérémonie, et sur des indications inexactes données à l'artiste.

La douceur de l'hiver de 1848 à 1849, pendant lequel il n'était point tombé de neige, fit baisser sensiblement les rivières ; les sources de Pas, de Dompierre, de Domfront, de Domelien, tarirent entièrement. La rivière des Trois-Dom démentit cette année son nom, et ne fut alimentée que par les sources de Rubescourt ; les moulins furent obligés de chômer dix-huit heures par jour.

Au mois de janvier 1850, on commença à travailler au boulevard, on acheva de combler les anciens fossés et de mettre la promenade inférieure de niveau avec la route de Rouen à la Capelle : le conseil municipal avait voté, dans la séance du 22 décembre 1849, une somme de 4,500 fr. pour l'exécution de ces travaux ; la plantation a été terminée au mois de mars 1852. Les arbres sont trop serrés ; on s'obstina, nous ne savons pourquoi, à planter des ormes, dont la croissance et la direction sont toujours difficiles : le tilleul eût été préférable. Si l'on avait pu prévoir, il y a quelques années, l'agrandissement de cette promenade, on n'aurait certainement pas laissé construire les maisons qui sont à l'extrémité, et dont l'effet est très-désagréable.

Le 4 août 1850, M. Caron, doyen de Nesle, fut installé comme curé de Montdidier en remplacement de M. Sené, décédé presque subitement au moment où il allait dire la messe : M. Caron, ancien collaborateur de M. de Lamennais, est un homme de savoir ; il a composé plusieurs ouvrages de théologie estimés, dont deux, entre autres, ont été l'objet d'un bref approbatif du souverain pontife Grégoire XVI, distinction aussi flatteuse que méritée. Ce fut M. de Ladoue, vicaire général, qui procéda à son installation ; elle se fit avec beaucoup de simplicité ; il n'y eut pas, comme pour son prédécesseur, un échange de compliments exagérés ; M. Caron se borna, au prône, à adresser quelques mots de félicitations aux marguilliers et aux paroissiens.

Le 4 novembre 1851, on célébra à Saint-Pierre un service funèbre pour le repos de l'âme de la duchesse d'Angoulême ; la quête produisit 128 fr. ; une messe à la même intention fut dite à l'église du Saint-Sépulcre.

La division qui régnait au sein de la représentation nationale faisait pressentir sa fin prochaine. Fractionnée en divers partis plus occupés à se détruire les uns les autres qu'à veiller aux intérêts du pays, l'assemblée législative semblait prendre à tâche de se déconsidérer elle-même aux yeux des électeurs ; de stériles intrigues de couloir, de misérables questions de personnes, remplissaient tous ses instants ; il y avait à peine un mois qu'elle était réunie, et déjà il lui était impossible de fonctionner. Un coup d'État, prévu à l'avance, substitua l'autorité d'un seul à l'oligarchie parlementaire. La France assista calme, indifférente, et presque avec satisfaction, à la déchéance de ses mandataires ; personne ne se leva pour prendre leur défense : le méritaient-ils ? La république s'éteignit doucement et sans secousse : elle s'était établie sans lutte, elle disparut de même. Quelque courte qu'ait été son existence, elle a laissé néanmoins des traces profondes dans le pays, et familiarisé les esprits avec un mode de gouvernement qui naguère excitait une défiance presque générale.

Les événements arrivés à Montdidier depuis cette époque sont présents au souvenir de tous ; d'ailleurs nous ne pourrions en parler avec la liberté qui convient à l'historien : nous préférons garder le silence plutôt que de transiger avec la vérité.

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