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Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre II - Section IV

par Victor de Beauvillé

Section IV

Chapelle de saint Nicolas

Tableau attribué à le Sueur et à Racine

Ce qu'il faut penser de cette tradition

Chapelle de la sainte Vierge

 

[cf. SUPPLÉMENT] Dans le bas côté gauche existe une petite chapelle dédiée à saint Nicolas : elle n'a plus ni grille ni fermeture ; ce n'est maintenant qu'un simple autel appuyé contre un mur de refend qui avance dans l'allée. La fenêtre, s'étant écroulée en 1724, fut refaite cette même année ; il en coûta 50 liv. de façon ; la fabrique fournit la pierre. La jouissance de cette chapelle fut concédée en 1629, dit Scellier, à la famille de Romanet, à la charge de donner 200 liv. à la fabrique, et, en outre, de veiller constamment à son entretien et à son embellissement. Le seul objet intéressant qu'elle renferme est un tableau de saint Nicolas, évêque de Myre, qu'un père vient remercier d'avoir sauvé l'honneur de ses trois filles. La pose du vieillard, aux genoux de l'évêque, est pleine de sentiment ; la tête est magnifique ; les trois filles ont chacune une physionomie différente : la reconnaissance est empreinte sur leur visage ; les attitudes sont parfaites, les vêtements largement dessinés, et les draperies traitées avec une entente remarquable. Le saint est revêtu de ses habits pontificaux ; il relève le père qui est à ses pieds ; sa figure a une expression ineffable de douceur et de bienveillance. Une architecture savante forme le fond de ce tableau, admirable de dessin et de composition. Le coloris est un peu sec, on serait tenté de croire que le peintre a craint de paraître viser à l'effet ; mais, plus on regarde son ouvrage, plus il fait plaisir ; il est du petit nombre de ceux qui soutiennent l'analyse et n'ont qu'à gagner a un examen détaillé.

Ce tableau a 2m,17 de haut sur 0m,83 de large ; suivant la tradition, il serait de le Sueur, et Racine l'aurait donné à notre ville. Voici ce que Scellier rapporte dans ses Mémoires : « On doit considérer le tableau qui représente saint Nicolas et un père avec ses trois filles à ses genoux ; on le croit d'Eustache le Sueur, peintre si renommé et le plus grand concurrent qu'ait eu M. le Brun, dont on a tant et de si excellents tableaux à Paris et dans les maisons roiales et autres des environs ; c'est M. Racine, l'honneur de notre siècle pour la tragédie, et l'oncle de M. de Romanet d'à présent, qui l'a fait faire de l'ordre de M. de Romanet son frère. On doit bien juger qu'une personne du goût et de la connaissance de M. Racine n'aura pas été commander un tableau à un peintre du commun ; de plus, on trouve dans ce petit morceau de peinture quelque chose de ce que dit M. de Piles dans sa Vie des peintres, page 477, touchant M. le Sueur : il cherchait, dit-il, dans son dessin le goût de l'antique, mais à force d'y vouloir paraître délicat il a donné une proportion trop svelte et a fait quelquefois ses figures d'une longueur demesurée ; etc. Effectivement les mains et les bras des trois filles paraissent trop allongés, cependant tout y plaît ; enfin la tradition de chez M. de Romanet d'aujourd'hui est que ce tableau a été fait par le Sueur ou vient de chez lui, il ne faut donc pas être en balance de décider si cette pièce vient de M. le Sueur. » Cette conclusion est un peu précipitée. Il est certain que cette peinture rappelle exactement le faire de ce maître, et plusieurs artistes qui l'ont examinée lui en ont attribué l'honneur ; mais se prononcer sur l'authenticité d'un tableau est chose fort délicate, et les réflexions de Scellier ont peut-être trop contribué à accréditer l'opinion reçue sur l'origine de celui-ci. Un rapprochement assez singulier tendait encore à la fortifier : Eustache le Sueur était fils d'un sculpteur originaire de Montdidier, et Jean Racine avait épousé Catherine de Romanet, notre compatriote ; au bas du tableau se trouvent entrelacées les lettres A D R, que l'on prétend interpréter par ces mots : Racine, André Romanet, donateurs.

Voyons si cette opinion est aussi bien fondée qu'elle paraît l'être, et si Scellier n'a pas été induit en erreur. En 1761, M. de Louvencourt, arrière-petit-fils de M. de Romanet, donateur de ce tableau, réclama la jouissance de la chapelle de saint-Nicolas. A l'appui de sa demande, il présenta à la fabrique le titre de concession accordé à son ancêtre, consistant en un acte passé par-devant Alexandre Lempereur et Gabriel de Fontaines, notaires à Montdidier, le 18 avril 1653, portant que M. de Romanet « pourra dans cette chapelle faire faire et mettre bancs, poser accoudoirs pour s'y asseoir lui, sa femme et ses enfants et leur postérité à toujours durant le service divin, y faire inhumer leurs corps en paiant les droits ordinaires, le tout à l'exclusion des autres paroissiens, qui n'y pourront prétendre aucune place ; à la charge et condition que ledit sieur de Romanet feroit fermer à ses dépens la dite chapelle d'une balustrade, feroit faire une porte pour y entrer ; laquelle porte il pourroit fermer à la clef ; qu'une des clefs resteroit à la sacristie pour que les prêtres et autres officiers pussent y entrer, y faire le service divin, etc. ; que le dit sieur de Romanet feroit faire à ses dépens une contre-table d'autel où seroit inséré un grand tableau de saint Nicolas, un lambry le long de la muraille en outre que le dit sieur de Romanet en considération de cette concession a donné, cédé et transporté à la fabrique de ladite église 12 liv. 10 sols de rente à lui appartenant et à prendre sur plusieurs particuliers du village de Plainville. »

Le conseil de fabrique reconnut la justice de la réclamation de M. de Louvencourt et lui accorda la jouissance de cette chapelle. Dans le titre invoqué il n'est nullement question, comme l'avance Scellier, d'une concession faite, en 1629, à M. de Romanet moyennant 200 liv. ; il faut être un peu en garde contre les allégations de notre chroniqueur. Il n'est pas non plus fait mention de Racine dans l'acte de 1653, qui passa sous les yeux du conseil de fabrique. Mais, dira-t-on, cela n'empêche pas que Racine ait pu participer au don de ce tableau. Ce n'est pas possible. Le tableau dont il s'agita été commandé en 1653 au plus tôt, et à cette époque il n'y avait aucune relation de parenté entre Racine et les Romanet ; ce n'est que vingt-quatre ans après, en 1677, que Racine épousa Catherine de Romanet. Le célèbre poëte, étant né en 1639, n'avait que quatorze ans lorsque cet ouvrage fut exécuté ; Scellier commet donc l'erreur la plus complète quand il dit que Racine a fait faire ce tableau par l'ordre de M. de Romanet ; car Racine, à l'époque où cette toile fut peinte, était encore écolier ; il apprenait le grec sous Pierre Lancelot, sacristain de Port-Royal, et ne pensait guère à mademoiselle de Romanet ; ce n'est pas à quatorze ans que l'on fait faire des tableaux par le Sueur. Le monogramme A D R, placé au bas s'explique naturellement et sans le moindre effort par le nom du donateur André de Romanet. La participation de Racine au tableau de saint Nicolas doit être écartée absolument ; elle ne repose que sur une fausse tradition, propagée par la famille de Romanet, intéressée à perpétuer le souvenir de ce qui pouvait rappeler son alliance avec le grand poëte.

Monogramme A D R

Mais, si Racine est étranger à cette donation, ce qui n'enlève rien au mérite du tableau, peut-on néanmoins attribuer cette œuvre à le Sueur ? Pour résoudre cette seconde question nous ferons comme tout à l'heure, nous invoquerons les dates, et nous verrons si leur rapprochement peut fournir quelque argument en faveur de la croyance adoptée. Cette chapelle n'a été concédée à la famille de Romanet qu'en 1653, à la condition de faire à ses dépens une contre-table d'autel où seroit inséré un grand tableau de saint Nicolas. C'est tout au plus si le tableau exigé aura été fait l'année suivante : : or le Sueur est mort le 1er mai 1655; cette date est importante. Il aurait fallu qu'André de Romanet fit disposer de suite la chapelle qui venait de lui être concédée ; que, sans perdre de temps, il se fût adressé à le Sueur, lequel immédiatement se serait mis en mesure de le satisfaire avant que la mort vint le saisir. Tout cela est fort difficile à croire. Ce que l'on sait de la fin de le Sueur détruit cet assemblage de circonstances, dont la réunion est cependant indispensable pour le faire considérer comme l'auteur de ce tableau ; s'il avait été son dernier ouvrage, ses amis et ses ennemis en auraient conservé la mémoire.

Nous regardons cette tradition comme complétement erronée en ce qui concerne Racine, et nous ne la croyons pas mieux fondée dans ce qui a rapport à le Sueur ; mais il est certain que ce tableau est de son école, et que, s'il n'est pas du maître, il est d'un élève qui avait dignement profité de ses leçons. On sait que le Sueur était aidé dans ses travaux par ses trois frères Pierre, Philippe et Antoine, et par son beau-frère Goulet ; peut-être est-il de l'un d'eux ; c'est un bon ouvrage, voilà l'essentiel, et l'église du Sépulcre doit s'applaudir de le posséder. Il y avait dans l'église de Conflans-Sainte-Honorine un tableau de le Sueur, représentant Saint Nicolas avec trois enfants ; celui du Sépulcre pourrait en être une copie.

Par suite de son mariage avec une Montdidérienne, Racine venait quelquefois dans notre pays ; il possédait à Grivillers un domaine que sa femme lui avait apporté en dot ; par testament il laissa 300 liv. aux pauvres de ce village. Dans une de ses lettres, datée de Montdidier le 9 juin (1695), et adressée à Louis Racine, son fils, il se récrie contre la manie de politiquer, qui était alors, comme aujourd'hui, l'unique distraction des petites villes : « Votre lettre nous a fait ici un très-grand plaisir, et, quoiqu'elle ne nous ait pas appris beaucoup de nouvelles, elle nous a du moins fait juger qu'il n'y a pas un mot de vrai de toutes celles qu'on débite dans ce pays. C'est une plaisante chose que les provinces, tout le monde y est nouvelliste dès le berceau, et vous n'y rencontrez que gens qui débitent gravement et affirmativement les plus sottes choses du monde... Votre sœur aînée a trouvé ici une compagnie dont elle est charmée, et avec raison ; c'est sa cousine de Romanet, qui est très-aimable, très-jolie et très-bien élevée. Nous allons cette après-dînée à Grivillers ; j'ai fait tous mes comptes avec mon fermier, et j'ai renouvelé bail avec lui. »

A l'époque où il écrivait la lettre dont nous venons de citer un fragment, Racine avait renoncé au théâtre ; sa lettre est pleine de sentiments chrétiens ; il engage fortement le chantre futur de la Religion à ne pas fréquenter les spectacles, recommandation qui porta ses fruits. La femme de Racine était une excellente ménagère et fort économe, à en juger par cette observation qui termine la lettre de son mari : « Tout le monde vous fait ici ses compliments. Votre mère a pris grand plaisir à votre lettre, excepté à l'endroit où vous parlez de la cire qui est tombée sur votre habit. Elle a demandé tout aussitôt pourquoi vous laissiez ainsi gâter vos habits. »

La famille de Romanet, qui a disparu de Montdidier, habitait, en face du Sépulcre, une grande maison de pierre, bâtie entre cour et jardin, avec pilastres cannelés à chaque étage. Cette maison subsiste encore. Louis XIV et Anne d'Autriche y logèrent lors de leur passage dans notre ville ; outre ces personnages illustres, elle eut encore l'honneur de compter parmi ses hôtes l'auteur immortel de Phèdre et d'Athalie : maintenant un épicier en fait son magasin. La famille de Romanet était originaire d'Aiguese, près du Pont-Saint-Esprit, en Languedoc. Le père de M. de Romanet, dont il est question dans l'acte de 1653, vint, à ce que prétend Scellier, s'établir à Montdidier en 1610 ; il y occupait la place de président en l'élection. Jean André de Romanet son fils, donateur du tableau de saint Nicolas, et beau-père de Racine,. fut trésorier de France et maïeur de Montdidier en 1654 et 1655. Les Romanet existaient à Montdidier avant la date assignée par Scellier : dans le registre des baptêmes de la paroisse du Sépulcre pour l'année 1608, nous avons trouvé un Jean de Romanet, fils de François de Romanet.

La chapelle de la Sainte Vierge termine le bas côté gauche. La boiserie qui la décore, ainsi que le lambris de ce bas côté, et les quatre confessionnaux, ont été faits en 1742 par Antoine Roger, moyennant la somme de 1,600 livres. L'ornementation de la chapelle est simple et de bon goût ; on prétend qu'elle est la reproduction de ce qu'aurait été le portail que nous avons vu démolir, s'il eût été achevé : je ne me suis jamais rendu compte de cette opinion, ce sont là de ces dires qui se perpétuent sans que l'on prenne la peine de les vérifier. La clef de voûte représente une croix enlacée dans une couronne entourée de huit pointes à jour. La chapelle de la Vierge a été restaurée en 1847 ; on l'a un peu agrandie ; la grille qui la ferme est très-légère, sa délicatesse apparente ne nuit en rien à sa solidité ; c'est un joli ouvrage et en même temps un cadeau de M. François Colin, ancien fabricant de métiers à bas, qui a également exécuté et donné la grille du portail.

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