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Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre VIII - § VI

par Victor de Beauvillé

§ VI

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Feux de joie. — Danses. — Jeu de Paume. — Meurtre horrible. — Crosse. — Billard. — Académies. — Réunions. — Comédie de Picard. — Spectacle. — Dîners. — Mœurs d'autrefois. — Caractère des habitants. — Société.

Les distractions qui faisaient les délices de nos pères ont presque entièrement cessé : nous avons vu finir la première compagnie de l'Arc, la seconde se soutient difficilement, celles de l'Arquebuse et de l'Arbalète sont éteintes depuis longtemps ; de beaucoup d'autres divertissements on se souvient à peine. Tous les ans, la veille de 1a Saint-Jean, on allumait dans chaque quartier des feux de joie, et on s'assemblait en grand nombre pour manger en commun les bienvenues arrivées pendant l'année : cet usage maintenait l'union entre les voisins, et mettait un terme à une foule de petites querelles. Le quartier de la Croix-Bleue, surnommé le quartier des Camus, était le plus en réputation pour l'éclat de ces réjouissances publiques ; le quartier des Cuisiniers, dit des Verjoleux, était le plus bruyant, le plus tapageur, et rivalisait souvent avec celui de la Croix-Bleue. L'usage des bienvenues cessa en 1763 ; l'argent qu'on y employait servit à acheter des lanternes destinées à éclairer la ville.

Le goût de la danse était porté très-loin ; le soir, dans la belle saison, on se réunissait et l'on formait des rondes dans les rues ; on ne prenait pas la peine de faire toilette, c'eût été du temps perdu pour le plaisir. Comme il en résultait des inconvénients de plus d'une espèce, la mairie fut obligée d'intervenir, et, en 1626, elle défendit aux fils et filles de famille, serviteurs et servantes, de danser à chaussons ou autrement dans les rues, sur les plates-formes et autres lieux publics. Aujourd'hui semblable défense serait bien inutile : on ne danse que rarement, et c'est à peine si trois ou quatre fois par an le violon se fait entendre au Chemin-Vert.

La paume fut pendant des siècles un amusement très-en vogue ; grands seigneurs, bourgeois et artisans tous s'y livraient avec une égale ardeur. Les jeux de paume se trouvaient dans la rue des Escohiers, aujourd'hui rue Capperonnier ; ils longeaient les murs de ville depuis la porte de Paris jusqu'à la tour Blanche. Une contestation frivole survenue au jeu de Paume donna lieu, en 1498, à un crime épouvantable. Pierre Courtehouche, marchand linger d'Amiens, était venu à Montdidier la veille de la foire de septembre, pour y vendre de la toile ; après avoir préparé son étalage sur le marché, il eut l'idée d'aller voir jouer à la paume : Jean de Hangard, écuyer, seigneur de Pérennes, était au nombre des joueurs. Une discussion s'étant élevée sur un coup d'où dépendait le gain de la partie, on en appela au jugement de la galerie. Courtehouche donna son avis comme les autres spectateurs, et déclara le coup perdu pour de Hangard. Le lendemain, jour de la foire, ce seigneur passant devant la boutique de Courtehouche, son valet lui montra ce dernier en disant : Monsieur, voilà celui qui a jugé hier un coup contre vous. A l'instant de Hangard, outré de colère, tire son épée, et s'avance contre Courtehouche ; la femme du marchand se jette entre eux pour éviter un malheur, mais de Hangard d'un coup d'épée transperce le mari et la femme, qui moururent sur-le-champ ; cette malheureuse était enceinte de plusieurs mois : ainsi une partie de paume coûta la vie à trois personnes.

Le meurtrier fut aussitôt arrêté et conduit dans les prisons de la ville. Les maïeur et échevins instruisirent son procès. Comme de Hangard était puissant, il obtint d'abord du roi, et ensuite de la princesse de Castille, lors de son passage à Péronne, des lettres de rémission qui le condamnaient simplement à une réparation civile envers les héritiers de Courtehouche ; mais la mairie refusa de s'associer à un pareil acte de faiblesse et continua ses poursuites. Sur l'appel interjeté au parlement, la cour annule ces lettres de grâce comme inciviles et déraisonnables, et condamne de Hangard à estre pendu et étranglé à une potence au lieu plus convenable où lesdits homicides et meurtres ont été commis en ladite ville de Montdidier, et déclare tous à chacun ses biens confisqués, sur lesquels seront préalablement prinses les sommes de deniers qui en suivent ; c'est assavoir, la somme de dix-huit cents livres tournois pour les héritiers desdits défunts, et trois cents livres envers lesdits maïeur et eschevins de Montdidier si paiés ne sont, et soixante livres pour faire une croix au lieu où lesdits homicides ont esté commis, en laquelle seront insculpés iceux homicides, et outre la somme de dix livres tournois de rente annuelle deument amortie pour faire chacun an au jour que iceulx homicides furent commis audit Montdidier, un service solennel, vigilles et recommandances, et trois hautes messes à diacre et sous-diacre et cloches sonnantes en l'église paroissiale dudit lieu, où lesd. homicides ont esté commis et tel jour que iceux homicides furent commis et perpetrés, et oultre la somme de 20 livres tournois pour une fois pour convertir et taire ledit service et pour faire exécuter ce présent jugeaient en la personne dudit prisonnier selon sa forme et teneur, ladite cour l'a renvoié eu l'estat qu'il est pardevant le prevost de Mondidier ou son lieutenant. Fait en parlement, le 4me jour d'avril, l'an 1499 avant Pasques.

Robert. »

Le seigneur de Pérennes, étant parvenu à obtenir son pardon, vint à Montdidier afin de poursuivre l'entérinement de ses lettres de grâce et se faire exempter de toutes les condamnations qu'il avait encourues ; mais les maïeur et échevins ne voulurent point y consentir, à moins qu'il ne payât les amendes prononcées contre lui. Jean de Hangard eut alors recours à l'entremise de quelques seigneurs des environs, et principalement a Jacques d'Estourmel, écuyer, seigneur de Plainville, son cousin, qui ménagea un accord entre la ville et lui.

La justice municipale demandait que de Hangard fût tenu : « Pour réparation honorable, faire faire et asseoir à ses despens au-devant de l'hostel de la ville, là où le cas a été commis, une croix ayant la flèche à croisillon de cuivre, assise sur un bloc de marbre de quatre pieds en quarré, mise sur deux degrés de pierres bises de valeur et prisée de 60 liv., à laquelle croix sera mis épitaphe du cas advenu ; et avec ce qu'il soit tenu de venir humblement, le jour de la foire marchande de Montdidier, en chemise, ayant une torche de cire en ses mains, au lieu où il a commis ledit cas, se mettre à genoux et crier mercy à Dieu et à justice et aux marchands de l'offense ainsi par luy commise, et encore qu'il soit banny à toujours de la ville et banlieue les trois jours de la foire marchande sur la hart. Et pour amende profitable, que ledit de Hangard sera tenu payer à ladite ville la somme de 200 liv., et au cas qu'il ne veuille venir en personne faire ladite réparation et que ladite épitaphe ne soit faite, il sera tenu paier à ladite ville la somme de 100 liv. outre les 200 livres. Et pour ce que led. de Hangard n'estoit présent audit pourparler, lui a esté donné délai jusques au 28 mars, jour du jeudi absolu, pour y acquiescer.

Auquel jour ledit Jacques Destourmel pour ledit de Hangard a acquiescé, et requis que au lieu de banny, soit dit seulement privé de la paix de la dite ville, en déclarant que led. de Hangard ne comparaîtra point en personne pour faire lad. réparation honorable et qu'il paiera 3oo liv., et si fera ladite croix, requérant terme pour payer lesdites 3oo liv., et ce ouy a esté accordé qu'il paiera 100 liv. comptant et 6o liv. pour faire ladite croix et 200 liv. à paier à deux ans en suivans et si sera banni à son de cloche à tous jours lesd. trois jours de la fête, sauf la grace desd. majeur et eschevins de mettre privé au lieu de banni. »

De Hangard fut très-heureux d'en être quitte à ce prix, car il méritait certainement d'être pendu ; peut-être eut-on égard à ce que son crime était le résultat d'un mouvement de colère. La mairie, dans cette circonstance, fit courageusement son devoir ; elle poursuivit le meurtrier avec vigueur, et ne s'arrêta point devant les lettres de rémission qu'il avait obtenues de la clémence royale. Il fallut que de Hangard traitât directement avec la justice municipale pour mettre fin à son procès ; sur les instances réitérées de Jacques d'Estourmel, les maïeur et échevins souscrivirent à l'accord suivant, qui termina d'une manière définitive cette tragique histoire.

« A tous ceux qui ces présentes lettres verront et ouyront les majeur, jurés et eschevins de la ville de Montdidier, salut. Sçavoir faisons que nous, pour nous et au nom de tous les manans et habitans et communauté de la dite ville de Montdidier, et à la stipulation et requestes d'aucuns nos bienveillans, nous par la teneur de ces présentes avons traités, pacifiés et accordés avec noble homme Jacques Destourmel, escuyer, seigneur de Plainville, soy faisant et portant fort en cette partie de Jehan de Hangard, escuier seigneur de Peraine, son cousin et proche parent, de tous tels intérêts, réparation et amende honnorable et profitable qui nous pouvoit et peut competer et appartenir en quelque manière que ce soit pour raison et à cause de la mort advenue de par ledit de Hangard, le jour de la foire marchande dudit Montdidier dernière passée, ès personne de deffunts Pierre Courtehouche et sa femme, en leurs vivants marchands de linge, demeurants à Amyens, estans lors à laditte foire audit Montdidier vendans et distribuans les marchandises, moyennant et parmy ce que ledit de Plainville a promis, est et sera tenu paier au nom dudit de Hangard, faire faire et édifier à ses dépens pour reparation honnorable, en dedans le premier jour de septembre prochain, venant au lieu où ledit cas est advenu, qui est au devant de l'hostel de la ville de Montdidier, une croix ayant la flesche et croisillon de cuivre posé et assis sur une table ou perron de marbre noir, de quatre pieds de long et quatre pieds de large en quarré et six de pierre bise, le plus solennellement que faire se poura, le tout suivant le conseil de ladite ville et appretié et valeur de soixante livres, et si est et demeurera ledit de Hangard à tousjours banny de ladite ville et banlieue de Montdidier les trois jours de ladite foire, sans y pouvoir repairier ny communiquer sur le hart, lequel bannissement le jour de la foire prochaine sera publié et déclaré à son de cloches en telle manière qu'aucun n'en puisse prétendre cause d'ignorance, et en outre pour amende profitable est et sera tenu ledit seigneur de Plainville pour et au nom dudit de Hangard nous rendre et payer la somme de trois cents livres dont il a payé cent livres comptant, autres cent livres sera tenu de payer au jour de Pasques prochain en un an, et les autres cent livres au jour de Pasques ensuivant, et de laquelle somme ledit Jacques Destourmel, sieur de Plainville, s'est constitué pleige, caution et principal débiteur, sans que soions tenus asseoir notre exécution sur ledit de Hangard, si bon ne nous semble, et à ce faire fournir et paier a, obligé ledit seigneur de Plainville envers nous tous ses biens meubles, héritages et seigneuries présens et à venir, et partans nous sommes tenus et tenons contents et satisfaits de tous les interêts, réparations et amendes honorables et profitables qui à cause dudit cas, nous pouvoient compéter et appartenir et estre deus par ledit Jehan de Hangard mesmement en l'honneur et révérence de la Passion de Nostre-Seigneur et de la sainte quarantaine là où nous sommes présentement, avons quitté quittons et pardonnons audit Jehan de Hangard, lesd. offenses et cas dessus dits en tant que nous est, et si le rappelons du ban et bannissement, en quoi il estoit encouru par nostre justice, sauf les trois jours de ladite foire seulement, en le restituant de tous ses biens, honneurs, prérogatives et prééminences si avant que faire le pouvons ; et si consentons les lettres de rémission et pardon par lui obtenues ou à obtenir pour raison dudit cas lui estre entérinées de point en point, selon leur forme et teneur, par celuy ou ceux qu'il appartiendra, aux charges et conditions dessus dites et non autrement, pour faire lequel consentement et recognoistre le présent traicté partout où mestier sera, nous avons faict, nommé et ordonné, constituons et establissons nos procureurs généraux et certains messagers spéciaux et irrévocables, Jean Guerard, Pierre Fouquelin, maistre Pierre Boisleau, Jacques Dumont, Raoul Gavant, Alexandre de Lisque, Collard Boullé et le porteur de ces lettres, ausquels et en chacun d'eux pour soy et pour le tout nous avons donné et donnons pouvoir spécial et irrévocable de ce faire et consentir mesme tout ce que au cas appartiendra, jacoit que le cas desire mandement plus spécial ; si promettons de bonne foy ce présent traicté, accord, appointement et tout le contenu en ces présentes, mesme tout ce que par nos dits procureurs, ou l'un d'eux, sera faict et consenti si avant que dessus est dict, tenir et entretenir et avoir pour agréable ferme et stable à tousjours sans aller au contraire, sous et par l'obligation de tous les biens, héritages et revenus de ladite ville et communauté, lesquels quant à nous, nous avons obligé et mesme pour rendre et restituer tous cousts, frais et despens qui faute de ce non tenir et entretenir s'en pourroient ensuivre. En témoin de ce avons scellé ces presentes du scel aux causes de ladite ville. Ce fut fait et ordonné en nostre eschevinage le vendredy, jour de la passion Nostre Seigneur, vingt-neufviesme jour de mars l'an mil quatre cent quatre-vingt-dix-neuf, incarnation renouvelée avant Pasques.

J. de Baillon. »

Jean de Hangard remit une somme de 1,800 liv. à la famille de Courtehouche pour l'indemniser, autant que possible, du malheur qu'elle avait éprouvé. Jusque dans le dernier siecle, chaque année, le jour de la foire, on célébrait à Saint-Pierre, pour le repos de l'âme des victimes, un obit solennel que l'on annonçait au son de toutes les cloches. De Hangard ayant été rétabli dans ses honneurs et biens, la croix expiatoire ne fut point posée ; seulement, devant l'hôtel de ville, on fit un grand rond de pierres et de cailloux pour marquer le lieu où elle aurait dû être élevée, et un peu plus loin, en face de l'hôtel des Trois-Rois, qui était, avons-nous déjà dit, la seconde maison à droite en descendant après l'hôtel de ville, on plaça trois grès à l'endroit même où le crime avait été commis ; en 1743, ils furent changés de place, et rapprochés un peu de l'hôtel de ville. Ces trois grès existent encore, ce sont des pierres historiques auxquelles bien peu de nos concitoyens ont fait attention ; cachées au milieu du pavé et confondues avec lui, leur obscurité est leur sauvegarde. C'est un dolmen d'une espèce particulière, qui, depuis près de quatre siècles, est foulé aux pieds, sans avoir jamais attiré les regards des antiquaires.

Nous sommes entré dans de grands détails sur cette affaire, qui eut un immense retentissement ; le souvenir n'en est pas entièrement effacé dans l'esprit de la population, et nous en avons entendu parler d'une façon tellement erronée que, pour rétablir la vérité, nous avons cru ne pouvoir mieux faire que de mettre les pièces du procès sous les yeux du lecteur. Revenons maintenant au jeu de paume, dont le meurtre commis par le seigneur de Pérennes nous a un peu éloigné.

La courte paume a presque cessé d'exister en France ; Paris ne possède plus qu'un seul jeu de ce genre ; il y a quelques années Bayonne en avait deux : subsistent-ils encore ? En 1833, une société d'amateurs fit élever un jeu de courte paume à Montdidier ; il était à l'extrémité du faubourg d'Amiens, à main gauche, sa construction coûta 12,000 francs. On devait espérer qu'il se formerait des joueurs, que la jeunesse saisirait avec empressement l'occasion de se procurer une récréation aussi agréable que peu dispendieuse, mais il n'en fut rien : le jeu resta désert ; le 23 janvier 1853, un coup de vent emporta la couverture, renversa une partie des murs, et hâta une destruction qu'il était facile de prévoir. Le jeu de longue paume se soutient difficilement, et, les jours de fête, des joueurs des communes environnantes viennent seuls disputer les prix offerts par la ville.

Le jeu de la crosse, auquel les enfants s'amusent principalement dans les mois de mars et d'avril, est un reste de celui de la cheole ou de la choule, autrefois célèbre en Picardie. Chaque joueur armé d'un gros marteau de bois fixé à l'extrémité d'un manche de deux à trois pieds de long, et désigné sous le nom de crosse, lance de toutes ses forces une boule de bois vers un but déterminé, qui presque toujours est la boule de son adversaire : il faut atteindre cette dernière et la chasser aussi loin que possible. Ce jeu est assez dangereux ; s'il a de l'attrait pour ceux qui s'y livrent, il n'en est pas de même pour les passants, qui risquent de recevoir la boule dans les jambes. Le nom de crosse s'applique avec plus de justesse à l'instrument dont on se sert en Écosse : dans ce pays il est formé d'un seul morceau de bois recourbé à son extrémité en manière de crosse ; à Édimbourg, les grandes personnes ne dédaignent pas de se livrer à cet exercice, chez nous il est abandonné aux enfants.

Depuis que la politique et la manie des journaux ont tourné toutes les tètes, les cafés sont devenus, plus que jamais, pour une partie de la population, des centres de réunion, et le billard a fait de zélés prosélytes. Ce n'est qu'à la fin du dix-septième siècle que ce jeu parut à Montdidier. Une ordonnance de la mairie, du 18 novembre 1678, fait défense aux habitants de recevoir en leurs maisons aucunes assemblées pour le jeu que l'on appelle académies, ny de les prêter ou livrer à cet effet, à peine de 10 liv. d'amende ; et enjoint sur les mesmes peines aux nommés Hochedé, Louis le Maire et Cornet, de faire ôter leurs billards dans les 24 heures de la publication, à peine d'être condamnés à la mesme amende, sinon leurs billards seront ôtés et rompus.

Louis le Maire, qui tenait en même temps le jeu de paume, se plaignit de cette défense à François de Breteuil, intendant de Picardie. Avant de prendre un parti, ce dernier voulut avoir l'avis de la mairie. Les maïeur et échevins se réunirent, et, après en avoir délibéré, ils répondirent, le 10 avril 1680 : que le jeu de billard est un établissement nouveau à Montdidier, qu'il ne s'y estoit jamais vu et n'y en avoit jamais eu que depuis quatre à cinq ans, et que les désordres qui en sont arrivés, particulièrement la perte du temps, et de l'argent de nombre de personnes et entre autres de plusieurs enfants de famille, avoient obligé sur les plaintes publiques qui en avoient été faites, d'en interdire entièrement l'usage dans la ville et les faubourgs. Il n'y avait rien à objecter à ces motifs ; aussi l'intendant approuva-t-il la délibération de l'échevinage ; mais Louis le Maire ne se tint pas pour battu. Il était menuisier de son état, ce qui lui fut très-utile, comme on va le voir. En 1683, l'échevinage voulant établir à l'hôtel de ville des armoires pour ranger les archives, le Maire s'offrit d'exécuter ce travail presque pour rien, si on voulait lui permettre le libre exercice du jeu de billard pendant six années, à l'exclusion de toute autre personne. L'intérêt est trop souvent le mobile de nos actions : l'échevinage, si rigide trois ans auparavant, se montra infiniment plus accommodant, et, pour le plaisir d'avoir de belles armoires, concéda ce qu'il avait refusé aux plus pressantes sollicitations.

Les billards se sont bien multipliés depuis le règne de Louis XIV ; il n'est presque pas de village où il ne s'en trouve ; mais tout le monde ne hante pas les cafés, et les personnes qui s'abstiennent d'y aller ont peu de sujets de distraction.

Ou appelait anciennement académies les maisons de jeu ; elles étaient en grand nombre à l'époque dont nous venons de parler, et l'ordonnance de 1678 aurait dû les interdire avec plus de rigueur encore que les billards. Les académies tombèrent dans le siècle dernier ; voici ce qu'en 1743 Scellier disait de celle de Montdidier : « La petite académie publique autrefois si fréquentée et si en renom pour les jeux, les liqueurs et le café, et qui faisoit la crainte des familles, la ruine et la perdition de la jeunesse, est entièrement abolie. On ne connoît plus la partie de quatre heures, ni de repas de cabaret, les bourgeois savent s'inviter alternativement, et goûter, sous les bons accueils de leurs femmes devenues raisonnables, la différence d'un vin naturel avec le vin falsifié des auberges. »

Une certaine originalité formait le fond du caractère des habitants. L'observateur qui fréquentait les salons montdidériens pouvait en faire son profit, plus d'un excellent type s'offrait à ses regards, et un auteur moderne y a puisé le sujet de sa meilleure comédie. Picard venait quelquefois à Montdidier ; il était lié avec Limonas et Billecocq, juges au tribunal de district, et particulièrement avec ce dernier, qui fut nommé président du tribunal de première instance, lors de la réorganisation de la magistrature, en 1800. Ce fut pendant son séjour parmi nous que Picard conçut le plan de la Petite Ville, comédie représentée avec succès à la salle Louvois, le 18 mai 1801. Picard commença cette pièce à Montdidier et l'acheva a Roye : c'est une peinture amusante des mœurs de l'époque. La ressemblance était tellement exacte que plusieurs de nos concitoyens ayant assisté à la première représentation, ne purent s'empêcher de reconnaître à haute voix les personnages qui étaient mis en scène. On en parla à Picard : il avoua que Montdidier lui avait fourni les éléments de la pièce, et que dans un voyage à Roye il avait trouvé amplement de quoi compléter le cadre. Picard, à la fois auteur et acteur, remplissait le rôle de Paul Vernon ; comme le modèle avait posé devant lui, il le rendait avec une vérité frappante. La Petite Ville est le chef-d'œuvre de cet auteur, lui-même le reconnaît. Voici ma pièce favorite, dit-il dans la préface : les aventures de mademoiselle Vernon et les prétentions de madame Guibert sur Desroches sont des anecdotes.

Picard aurait pu, comme acteur, prendre des leçons à Montdidier : il y avait des amateurs aussi distingués que les meilleurs acteurs de profession. Le théâtre de société, si brillant dans le siècle dernier, n'est plus qu'un souvenir, comme l'arquebuse, l'arc et la paume. Où trouver aujourd'hui les ressources nécessaires pour jouer ces comédies dans lesquelles chacun rivalisait de grâce et d'élégance ?

Lorsque le grenier à sel eut été supprimé, son local servit de théâtre, et, jusque sous la Restauration, de simples particuliers et des troupes de passage y jouaient de temps à autre. En 1837, le conseil municipal concéda un terrain situé à l'angle du boulevard et de la rue Parmentier pour construire une salle de spectacle ; l'extérieur n'a rien qui la distingue des maisons voisines. La salle occupe le premier étage ; elle peut avoir 16 mètres de long sur 7 mètres de large, et contient trois cents spectateurs ; des acteurs ambulants la desservent. Les représentations furent d'abord très-suivies ; mais la faiblesse des artistes, la durée interminable des entr'actes, la longueur des représentations, qui quelquefois n'étaient pas terminées à une heure du matin, fatiguèrent le public, et maintenant les comédiens qui y jouent à de rares intervalles ont peine à faire leurs frais.

Le plaisir de la table a survécu à tous les autres. Les dîners d'apparat sont servis avec beaucoup de recherche ; la science culinaire a fait bien des progrès depuis le temps où le narquois Scellier disait, en s'extasiant sur les améliorations de l'époque où il vivait : « Ce ne sont plus des tapisseries de paille ou d'araignées qui servent de tenture clans les chambres et les appartements ; on ne voit plus de ces mets communs et à vil prix faire, chez les plus riches, le principal ornement des tables dans les jours maigres comme autrefois. »

Montdidier jouissait d'une réputation gastronomique des mieux établies et des plus justement méritées : ses traiteurs étaient nombreux et très-occupés ; ses célèbres pâtés de cochon de lait défiaient les estomacs les plus fougueux ; ses caves ont le rare privilége de garder un demi-siècle le vin, sans lui faire perdre de sa qualité ; sa crème si vantée autrefois, et offerte aux reines Anne et Marie-Thérèse d'Autriche lors de leur passage à Montdidier , est encore très-estimée des connaisseurs. Le goût de la bonne chère n'a pas diminué, mais le luxe toujours croissant fait que l'on reçoit moins qu'autrefois, chacun voulant briller à l'envi de son voisin.

Nos pères, moins exigeants, s'amusaient davantage et saisissaient avec empressement toutes les occasions de se divertir. A quatre heures, les bourgeois et les oisifs se réunissaient sur la Place et s'y promenaient de long en large, politiquant, devisant des nouvelles du jour, réformant le monde et gouvernant l'État. Le prochain faisait souvent les frais de la conversation, et il n'était pas épargné. On se rendant ensuite dans une auberge appelée l'hôtel de la Hache, située en face de la mairie, où l'on terminait la soirée. Cette auberge, dont il est déjà question dans des titres de 1433 était en grande réputation, et plusieurs de ses propriétaires fournirent les vins de présent et les pâtisseries que l'on offrait aux personnages éminents et aux têtes couronnées qui passaient dans notre cité ; l'un d'eux fut maïeur de Montdidier en 1557. Le duc de Chartres, depuis Louis-Philippe, et le duc de Montpensier son frère, furent les derniers hôtes illustres qui honorèrent cet hôtel de leur présence ; ils y logèrent en 1791, se rendant à l'armée du Nord. Une partie de la bourgeoisie montdidérienne se réunissait habituellement dans cette hôtellerie, et y faisait honneur au vin du pays : on y buvait et soupait joyeusement ; quelquefois on se laissait entraîner un peu loin, et les règles de la sobriété étaient oubliées, mais l'opinion excusait ces licences.

Un cabaret du faubourg Saint-Médard, où pendait pour enseigne une grenouille, était aussi en possession de la faveur populaire ; on y avait ses coudées franches, et le vin de Pérennes y désaltérait à bon compte les buveurs complaisants ; aussi, le soir venu, plus d'un bon bourgeois, plus d'un grave procureur, avait-il beaucoup de peine à quitter la place et à remonter en ville sans l'appui d'un bras officieux. Les mœurs ont bien changé : un homme du monde serait déshonoré aujourd'hui s'il faisait des excès dans un cabaret.

Les habitants ont conservé quelque chose du caractère de leurs ancêtres ; mais, s'ils leur ressemblent encore, ce n'est point par le beau côté : ils sont frondeurs, caustiques, enclins à la satire, ennemis du travail et de l'étude ; envieux les uns des autres, comme on l'est généralement dans les petits endroits ; entiers dans leur manière de voir et un peu rudes dans la forme ; très-économes, au moins autant par goût que faute d'occasion de dépenses, et médiocrement dévots, bien que couvrant les églises de dorures. Rangés dans leur conduite, excepté clans le bas peuple, où l'intempérance est un titre de gloire, ils ont le jugement droit, de l'indépendance dans les opinions, la parole facile, du trait dans l'expression et une originalité qui n'est pas sans charme ; fort attachés au sol qui les a vus maître, ils ne le quittent qu'à regret ; prompts à concevoir, mais lents à exécuter, ils ne font presque aucun usage des qualités que la nature leur a départies. Les Montdidériens ont leurs défauts, et nous les exposons sans détour ; mais qui n'a pas les siens ? Ces défauts, d'ailleurs, nos compatriotes les rachètent noblement par leur générosité sans bornes à secourir les malheureux.

La société autrefois était nombreuse et brillante ; j'en ai vu les dernières lueurs, et il m'était réservé d'assister à son agonie. En parlant des salons de Montdidier et de leur élégance ruineuse, on désignait cette ville, dans la province, par le nom de ville financière. Il régnait un ton excellent, une politesse exquise dans les assemblées ; ce tact, ce sentiment des convenances, se manifestait dans toutes les occasions. Au tir général des arquebusiers à Compiègne en 1729, les chevaliers de Montdidier se faisaient remarquer par l'urbanité de leurs manières, et on ne les appelait que les polis par excellence. De la Villette, établissant la supériorité de Montdidier sur Péronne et sur Roye, ne manque pas d'insister sur la politesse et la courtoisie des habitants : Montdidier, dit-il, l'emporterait encore pour être la plus peuplée des trois, d'une situation agréable, la plus polie, et dont le peuple est fort civil et accort. Si du passé nous jetons un regard sur le présent, que de sujets de regrets, et combien la comparaison est à notre désavantage ! La société est réduite à quelques personnes ; presque toutes les anciennes familles sont éteintes ou ont quitté le pays ; aussi les réunions deviennent rares et tendent chaque jour à diminuer. Les jeunes gens qui veulent tirer parti de leur instruction sont obligés de s'expatrier, et cette désertion forcée rend les fêtes impossibles. Des soucis de toute nature préoccupent les esprits, et ne permettent plus de se livrer au plaisir avec l'entrain qui faisait l'agrément des anciennes assemblées : on ne pense plus à s'amuser ; les salons sont transformés en champs clos où l'on fait de la stratégie électorale, financière et administrative. Quand on compare l'état de Montdidier il y a cent ans à ce qu'il est aujourd'hui, on est effrayé de voir le changement rapide qui s'est opéré dans ce laps de temps : nous en avons indiqué la cause en divers endroits de cet ouvrage.

A de rares exceptions près, on ne peut plus vivre et mourir tranquillement dans le pays où l'on est né : le déplacement est une nécessité de notre époque, une condition indispensable d'existence pour un grand nombre d'individus. Les petites villes sont l'objet d'un dédain presque universel, et tendent à devenir l'humble apanage de quelques fonctionnaires, ou à servir de lieu de retraite à des cultivateurs qui viennent y chercher le repos : ce ne sont pas là des éléments suffisants pour ressusciter un pays, lui donner de l'éclat et du mouvement. Les fonctionnaires, qui devraient donner l'exemple et faire quelques frais, s'en abstiennent rigoureusement et vivent à l'écart : leur manque absolu de représentation est aussi une des causes de la décadence de la société. Montdidier, il faut l'avouer, est une des villes dont le séjour présente le moins d'attrait : plus de distractions, point de promenades agréables, pas d'environs. On ne saurait y demeurer sans avoir une occupation, et même en travaillant il est difficile d'y vivre commodément. Les grandes villes ont tout accaparé : les plaisirs, les ressources y abondent, et la vie n'est pas plus chère qu'ailleurs ; il n'y a point de compensation possible, et, avant cinquante années, Paris comptera deux millions d'habitants.

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