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Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XIII - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Les ecclésiastiques prêtent serment à la constitution

Vente des biens du clergé

Troubles dans la ville

Entrée de Mgr Desbois de Rochefort, évêque d'Amiens

Passage du duc de Chartres

 

La cérémonie du serment constitutionnel exigé des membres du clergé eut lieu à Montdidier le 23 janvier 1791 ; le conseil municipal se transporta pour le recevoir dans les deux paroisses de la ville. Tous les prêtres déférèrent à l'invitation qui leur était adressée, à l'exception de M. Pillon de la Tour, curé du Sépulcre, et de M. Jamart, vicaire de Saint-Pierre ; mais la plupart des ecclésiastiques rétractèrent ensuite cet acte que réprouvait leur conscience. Cette mesure fut le commencement de divisions fâcheuses. La désunion et la discorde se glissèrent dans les familles et parmi les personnes les mieux unies ; on cessa de se voir, de se parler : les habitants d'une même maison prenaient parti pour ou contre le prêtre assermenté ; les sentiments les plus profondément enracinés dans le cœur de l'homme étaient mis en jeu.

Le clergé du Saint-Sépulcre, dont le curé avait refusé le serment, rallia a lui la grande majorité des habitants, et l'église Saint-Pierre fut presque abandonnée ; ceux qui avaient adopté les opinions nouvelles affectèrent plus que jamais de fréquenter cette paroisse, et l'on voyait dans les jours de fête des gens qui jusqu'alors s'étaient tenus éloignés des sacrements, s'avancer gravement du fond de l'église, traverser lentement la nef pour arriver à l'autel, et étonner tout le monde par la nouveauté de leur conversion et leur dévotion de fraîche date. M. Turbert, curé de Saint-Pierre, était, depuis vingt-huit ans, à la tête de la paroisse ; il était aimé et respecté. Malheureusement il se jeta dans un parti où sa dignité de prêtre devait faire un triste naufrage ; du reste il expia douloureusement des erreurs que sa charité aurait dû lui faire pardonner.

Le décret de l'Assemblée nationale qui ordonnait la vente des biens du clergé fut loin de produire le résultat qu'on espérait et de combler le déficit du trésor. Dans le district de Montdidier, la valeur des propriétés appartenant aux communautés religieuses s'élevait à la somme de 1,229,222 liv. 17 sols, répartie entre trente-sept établissements. Le chapitre de Saint-Quentin figurait à lui seul dans cette somme pour 391,596 liv. 144 sols ; il possédait 1,122 journaux de terre à Bayonvillers, et 345 à Hangest ; les premiers étaient loués 3,181 setiers de blé, et les seconds 1,273 livres. Les biens du prieuré de Notre-Dame de Montdidier étaient estimés 84,251 liv. 18 sols 8 deniers. L'évaluation était basée sur le produit, et le capital se calculait à raison de vingt-deux fois la valeur du revenu. Au début de ces opérations, Ies ventes furent assez avantageuses, mais le prix baissa promptement, surtout dans le Santerre, où était située la majeure partie des immeubles. Personne n'ignore la fortune qu'ont faite dans nos environs les acquéreurs de biens nationaux. On se plaignait des anciens seigneurs ; ceux qui les ont remplacés sont plus durs qu'eux, sans avoir leur élégance ni leur politesse. Le clergé protesta énergiquement contre cette spoliation ; nous l'avons entendu s'élever avec amertume contre une mesure qui le privait de son patrimoine ; mais aujourd'hui il doit garder le silence, car il s'est rendu complice d'une action semblable. La caisse de retraite fondée pour les ecclésiastiques a été établie avec des biens enlevés arbitrairement. A son tour le clergé s'est enrichi injustement des dépouilles d'autrui ; il n'a plus le droit de récriminer ni de se plaindre.

La municipalité, dont M. Cousin était le chef, ne tarda pas à rencontrer des obstacles. Les frères de la Doctrine chrétienne, qui avaient refusé de prêter le serment constitutionnel, n'ayant point mené les enfants confiés à leur soin à l'église Saint-Pierre, le jour où le clergé de cette paroisse donnait connaissance de la première lettre pastorale de Mgr Desbois de Rochefort, évêque constitutionnel d'Amiens, se virent l'objet d'insultes publiques ; leurs personnes furent outragées, et ils durent chercher dans une maison particulière un refuge contre l'irritation populaire. Quand M. Turbert commença à lire le mandement de Mgr Desbois, beaucoup de paroissiens se levèrent et sortirent de l'église. Le 23 mai, la municipalité fit une proclamation dans laquelle elle rappelait le décret de l'Assemblée nationale, qui invitait chacun au respect de la liberté individuelle et des opinions religieuses ; mais, lorsque le secrétaire de la mairie s'avança au balcon de l'hôtel de ville pour en faire la lecture, il fut accueilli par des huées et des sifflets ; un individu s'empara du tambour, battit la générale, et en un instant toute la population fut sur pied. Deux notables, Lemasson, marchand de bas, et Sonnet, épicier, dirigeaient le mouvement : ils pénétrèrent dans l'hôtel de ville, et, frappant du poing sur la table du conseil, se mirent à injurier M. Cousin. Lemasson, hors de lui, défiait le maire à pied et à cheval, et parlait de jeter le secrétaire par la fenêtre ; Sonnet commença à haranguer la populace, et voulut forcer les Frères à comparaître immédiatement devant lui. Dans ce moment critique, M. Cousin fit un appel énergique au sentiment populaire ; s'adressant aux gens du peuple qui l'entouraient, il leur demanda s'ils ne rougissaient pas d'outrager des hommes qui se dévouaient pour eux, et dont l'existence était consacrée à l'éducation des indigents. Ses paroles calmèrent la foule, on cessa d'inquiéter les Frères, et la ville eut un scandale de moins à déplorer. C'est par de pareils excès que préludait le prétendu régime de la liberté.

Dans la nuit, le maire alla à Amiens rendre compte au directoire de département des faits qui s'étaient passés. M. Tattegrain, procureur général syndic, fut chargé d'informer sur ces actes de violence. La proclamation qu'il adressa aux habitants était pleine de sens et de modération ; en même temps le directoire de département envoya une trentaine de cavaliers pour aider au maintien de l'ordre. Ce faible détachement faillit devenir la cause de nouveaux troubles. A peine aperçut-on les soldats dans le fond d'Amiens, qu'on s'imagina qu'ils venaient tout sabrer ; la garde nationale prit les armes, et fit prévenir la troupe que, si elle avançait davantage, on opposerait la force à la force : une collision était imminente. Enfin, après bien des pourparlers, il fut convenu que le commandant entrerait seul en ville, et que ses hommes logeraient dans les faubourgs. Les suppositions les plus malveillantes paralysaient les meilleures intentions de la municipalité ; on prétendit que c'était dans le but secret d'opprimer les citoyens que les soldats avaient été mandés d'Amiens. Le conseil de la commune, se voyant privé de la confiance publique, donna sa démission le 31 mars 1791 ; sur les instances qui lui furent faites, il consentit cependant à rester en fonction jusqu'aux élections générales, qui devaient avoir lieu au mois de novembre.

C'était la première fois que l'on voyait éclater une scission aussi fâcheuse entre les habitants et le pouvoir municipal : déjà se faisaient sentir les effets de la désorganisation qui allait tout atteindre ; on était las de voir à la tête des affaires des personnes qui, par leur position et leurs connaissances, pouvaient contenir et diriger la multitude ; où voulait tout niveler, tout abaisser. Le maire eut à subir des violences personnelles ; un misérable s'oublia jusqu'à porter la main sur lui.

Dans une ville où l'esprit public était aussi changé, la nouvelle de la fuite et de l'arrestation de Louis XVI produisit autant d'impressions diverses qu'il y avait d'individus. Le décret de l'Assemblée nationale du 21 juin, qui interdisait la sortie du royaume à toute personne, sous peine d'arrestation, fut publié immédiatement.

La gravité des événements, qui se succédaient avec une rapidité sans égale, nécessita des moyens de précaution extraordinaires. Le 22 juin 1791, le conseil général de la commune se déclara en permanence. Un officier municipal et deux notables devaient rester jour et nuit à l'hôtel de ville, et prendre de suite les mesures qu'exigeraient des circonstances imprévues. Les réjouissances publiques n'étaient guère de saison, aussi la fête séculaire du feu de la Saint-Jean fut-elle supprimée, et ajournée à l'époque où la France cesserait de craindre pour sa tranquillité. Plaisirs et institutions, tout disparut à la fois.

Le 28 juillet 1791, Mgr Desbois de Rochefort, évêque constitutionnel d'Amiens, arriva à Montdidier. Un peloton de la garde nationale à cheval était allé au-devant de lui jusqu'à Pierrepont ; un détachement à pied l'attendait près de l'avenue du Forestel, où une très-grande partie de la, population s'était portée à sa rencontre. Le maire et la municipalité reçurent Mgr Desbois de Rochefort au haut de la côte d'Amiens. Le nouvel évêque entra en ville par la porte de Roye ; il était à pied, entouré de ses grands vicaires, des officiers municipaux, de la garde nationale et d'une affluence considérable de peuple ; il fut conduit à l'hôtel de ville, où le maire, M. Cousin, lui adressa un discours de félicitations ; de là il se rendit à l'église Saint-Pierre, au bruit des cloches et des salves de mousqueterie. Mgr Desbois de Rochefort resta la journée du 29 à Montdidier ; il se mit en rapport avec les autorités, visita deux fois l'Hôtel-Dieu, et administra le sacrement de confirmation. Il quitta notre ville le 30 juillet, enchanté de l'accueil qu'il avait reçu, et laissant dans tous les esprits une impression favorable. Une escorte de gardes nationaux l'accompagna jusqu'à Roye.

Mgr Desbois avait été élu évêque du départememt de la Somme, le 13 mars 1791, par les membres du clergé ; sur quatre-cent-cinquante votants il avait réuni trois cent soixante suffrages. La lettre qu'il adressa aux ecclesiastiques du diocèse pour leur annoncer son acceptation était écrite avec beaucoup de tact et de réserve. Avant sa nomination, le nouveau prélat était curé de la paroisse Saint-André des Arcs, à Paris ; c'était un des prêtres les plus justement estimés de la capitale. Pendant le rigoureux hiver de 1789, il s'était distingué par son zèle et sa charité ; instruit, modeste, bienveillant, il était parfaitement capable de remplir le poste élevé auquel il venait d'être promu ; sans l'irrégularité qui, aux yeux d'un grand nombre, annulait sa nomination, Mgr Desbois eût été l'un des évêques les plus distingués du royaume.

Le 22 août 1791, Louis-Philippe, alors duc de Chartres, passa à Montdidier, à la tête du régiment de dragons qui portait son nom, et dans lequel le duc de Montpensier, son frère, servait comme sous-lieutenant. Les deux princes firent leur entrée au bruit éclatant des fanfares, et allèrent loger sur la place, à l'hôtel de la Hache : ils y furent complimentés par les officiers de la garde nationale, qui regardèrent comme un honneur de faire le service de simples soldats et de monter la garde à la porte de l'hôtel. Les officiers municipaux et les membres du district vinrent également présenter leurs devoirs aux deux frères. Dans l'après-midi, les princes se rendirent auprès du maire et du président du district, puis ils allèrent à l'Hôtel-Dieu voir leurs soldats malades et visitèrent nos promenades. A leur retour à l'hôtel, la musique exécuta pendant une heure différents morceaux sous leurs fenêtres, notamment et à plusieurs reprises, le fameux air Ça ira. Le régiment partit le lendemain pour Roye, fort content de la réception que les habitants lui avaient faite, et regrettant de ne pouvoir séjourner davantage dans notre ville.

Il est probable que Montdidier n'aurait laissé aucun souvenir dans l'esprit du duc de Chartres, sans une circonstance particulière dont nous allons parler. Parmi les officiers de la garde nationale qui étaient venus le féliciter, se trouvait la femme du colonel, Mme d'Armanville. Cette dame, dont l'esprit était très-original, s'habillait fréquemment en homme ; dans les grandes occasions, elle accompagnait son mari et le corps d'officiers. Ce jour-là, elle avait revêtu l'uniforme, et portait le chapeau à trois cornes, fièrement posé sur le coin de l'oreille ; le catogan lui battait l'épaule ; d'une main elle tenait son épée, et de l'autre elle s'appuyait sur une canne à bec de corbin pour dissimuler une légère claudication. Ce fut Mme d'Armanville qui remit au duc de Montpensier son brevet de citoyen actif. (Pièce just. 56.) La vue de cette dame-officier frappa vivement le duc de Chartres, il ne l'oublia jamais, et monté sur le trône, lorsqu'il avait occasion, à Paris ou à Eu, de recevoir quelque habitant de notre ville, il ne manquait pas de lui demander en riant des nouvelles du commandant féminin de la garde nationale de Montdidier. Au mois de novembre 1847, Louis-Philippe avait commandé à M. Bellanger, directeur du musée de Rouen, un tableau destiné aux galeries de Versailles, représentant cet épisode de sa vie : les événements n'ont point permis de donner suite à ce projet.

Le 17 septembre 1830, une députation de la garde nationale étant allée lui présenter une adresse, le roi répondit à la personne qui portait la parole et lui avait rappelé sa présence à Montdidier : Je me souviens avec plaisir de mon passage dans votre ville ; je l'ai rappelé dernièrement à votre digne député. Tous ces souvenirs me sont chers, ils se rattachent au temps où j'ai combattu pour la liberté et l'indépendance de la France.

La garde nationale s'étant rendue à Amiens pour assister à la grande revue que Louis-Philippe passa dans cette ville le 25 du mois de mai 1831, le roi répondit au maire qui lui adressait ses félicitations : Je me rappelle fort bien Montdidier : j'y passai jeune encore pour aller combattre l'ennemi de notre territoire : je fus témoin du patriotisme de ses habitants, et je suis bien aise de voir que leurs sentiments sont encore les mêmes aujourd'hui. La municipalité que dirigeait M. Cousin, ayant persisté dans la démission qu'elle avait donnée à la suite des troubles causés par le refus de serment des frères de la Doctrine chrétienne, il fallut procéder à l'élection d'un nouveau maire. Le choix n'était pas facile. Bien des gens qui auraient pu remplir dignement cette place, certains de voir leur autorité méconnue, se souciaient peu d'exposer leur personne aux insultes de la populace. M. Boullenger, ancien lieutenant particulier au bailliage, nommé le 30 août, refusa le même jour, motivant son refus sur ce qu'il y avait incompatibilité entre les fonctions de maire et celles d'assesseur de juge de paix ; il optait pour ces dernières, « persuadé que tout citoyen choisi doit rester en place le temps voulu par la loi. » C'était une honorable défaite. Il est vrai de dire que, dans les premiers temps, les fonctions de juge de paix étaient extrêmement considérées ; ainsi, l'année précédente, M. de Saint-Fussien de Vignereul, ancien président en l'élection, n'avait pas cru déroger en préférant les fonctions de membre du tribunal de conciliation à celles de maire qu'il occupait depuis tant d'années.

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